Le festival Berlioz de la Côte-Saint-André a proposé Les Troyens de Berlioz en deux soirées, avec John Eliot Gardiner au pupitre... pour la première soirée seulement
Au-delà de la polémique liée au départ de John Eliot Gardiner, c’est à deux très belles soirées soirées berlioziennes que le public de la Côte-Saint-André a pu assister les 22 et 23 août derniers.
Gardiner a disparu… Mais quel dessein fatal cache de ce départ l’étrange promptitude ?...
Ce devait être l’un des événements de l’été musical, et ça l’a été d’une certaine façon, même si le sentiment éprouvé à l’issue de ces deux soirées est un peu étrange suite aux événements survenus à l’issue des Troyens à Carthage (voyez nos brèves de juillet-août) : d’un côté, musicalement, nous avons assisté à une interprétation magistrale ; d’un autre, ce qui aurait dû être une fête (célébrant les 80 ans de Gardiner, les 20 ans de la célèbre production du Châtelet, et la première date d’une tournée qui doit conduire les artistes à Versailles, Salzbourg, Berlin et Londres) a été quelque peu gâché…
Certes, tout le monde a « assuré » lors de la deuxième soirée (au fait, pourquoi deux soirées à la Côte-Saint-André quand, a priori, l’opéra sera donné en une seule soirée dans les autres villes ?) : Dinis Sousa a donc courageusement – et littéralement – « mouillé sa chemise » (et même ses deux chemises !) en prenant la relève de Gardiner pour Les Troyens à Carthage. Sa direction, empreinte d’une autorité discrète, s’est révélée efficace (Sousa a très certainement suivi toute la préparation du spectacle), pourtant l’ensemble nous a semblé un peu moins « tenu » que dans la première partie : quelques imprécisions dans les chœurs (fait rarissime concernant le Monteverdi Choir !), mais aussi comme un excès d’engagement et un orchestre parfois moins surprenant, des choix plus quelconques. On ne peut pas dire que l’absence de Gardiner n’aura pas eu d’effet…
Quoi qu’il en soit, les deux soirées remportent un très grand succès public, même si la salle n’était pas tout à fait pleine pour la deuxième partie (c’est pour le moins surprenant pour un événement de cette importance !) et si les ovations, lors de la seconde soirée, ne saluaient sans doute pas la seule performance artistique…
Une mise en espace intelligente et efficace ; de superbes chœurs et orchestre
Le spectacle a bénéficié d’une « mise en espace » pertinente, concernant tous les acteurs du spectacle : solistes, choristes, instrumentistes, et contribuant fort intelligemment aux différents effets de spatialisation. Deux couloirs dans l’orchestre permettent de varier les positions et les mouvements des chanteurs vers l’avant-scène. Pas d’accessoires, si ce n’est une méridienne pour les actes III et IV et quelques caisses pour figurer le trésor de Troie ; des effets visuels discrets (la silhouette du cheval est effectuée par les choristes hommes) ; des mouvements d’acteur simples et des chorégraphies précises très bien exécutées (suicide des Troyennes, Anna pendant la danse nubienne !) : tout ceci s’est révélé parfaitement efficace, et la « movement director » Tess Gibbs aurait vraiment mérité d’être créditée dans le programme… On ne relève guère qu’un seul raté dans cette belle mise en espace : la mise en place très bruyante du chœur pendant la scène de la mort de Didon…
Hormis les petites réserves plus haut, le chœur (en grand effectif : environ deux fois 35 choristes) est fidèle à sa réputation d’excellence. La première scène est véritablement décoiffante avec un « effet stéréo » très maîtrisé. Le Monteverdi Choir se montre magnifique également dans l’octuor avec chœur (« Châtiment effroyable ») d’une grande clarté : on apprécie comme jamais la complexité polyphonique de l’ensemble. Le chœur féminin s’est montré remarquable dans tout le deuxième tableau du II, avec une grande scène finale des Troyennes plus que poignante, avec cette vision des choristes descendant progressivement vers l’avant-scène en traversant l’orchestre… Nous aurons rarement entendu un unisson de voix aussi puissant et précis. Il faut enfin louer l’interprétation majestueuse du célèbre « Gloire à Didon » (donné intégralement), alliant puissance et legato.
La prestation de l’orchestre et la direction musicale nous ont semblé plus abouties encore que dans le souvenir d’il y a 20 ans (et dans tous les cas très supérieures à ce que proposait Philippe Jordan qui semblait s’ennuyer ferme à l’Opéra Bastille lors des spectacles de 2019 !) Les vents sont particulièrement à la fête, de même que les percussions, parfaitement équilibrées avec la masse orchestrale. Remarquables, les interventions des bois, ou celle des cordes dans la danse du I ; sublime, le solo de clarinette d’Andromaque ! On retrouve, dans les interventions des petits ensembles de cornets répartis sur la scène ou en coulisses et celle des cuivres pour le tableau de la « Chasse royale et orage », toutes les subtilités de rythme et les contrastes de timbres que Gardiner a l’habitude de proposer lorsqu’il joue le morceau en tant que pièce isolée en concert.
Michael Spyres, prince des Troyens… et de la distribution
Enfin, la distribution s’est révélée superbe, avec notamment une homogénéité remarquable dans la diction du français.
La prestation de Michael Spyres fut en tout point exceptionnelle : n’est-il pas aujourd’hui un Énée tout simplement idéal ? Son interprétation de guerrier exalté est parfaitement maîtrisée : le ténor soigne de manière exceptionnelle ses deux entrées hautement périlleuses (aux actes I et III) : c’est puissant (voire brutal), mais très beau, flamboyant et d’une grande justesse dramatique. On se dit parfois que Siegmund n’est pas très loin (et que Spyres, après le deuxième acte de Tristan chanté à Lyon en 2022, a sans doute raison de tenter Lohengrin en mars prochain à l’Opéra du Rhin…). Le « confort » de son étendue vocale extraordinaire lui permet des subtilités, des contrastes, une expressivité parfaitement adaptés au rôle, qui culminent dans sa magnifique interprétation du duo d’amour (où la grâce le dispute tour à tour à la retenue et à la sensualité) et dans son grand air où la panique, le doute, l’agitation sont magistralement évoqués. Alice Coote (Cassandre) a été une très belle surprise ! Son français parfait (elle se permet même le luxe du « r » naturel français !) lui a permis de dessiner un superbe portrait de la prophétesse. Vocalement, les graves sont magnifiques, et le chant mezza voce subtil et émouvant. Paula Murrihy (Didon) dispose d’un très beau timbre : elle se montre magnifique dans les actes III et IV, avant que certaines faiblesses ne se révèlent lorsqu’elle doit passer dans le registre de la véhémence. Peut-être – comme pour d’autres titulaires du rôle – la longueur du rôle met-elle quelque peu ses beaux moyens à l’épreuve ? Quoi qu’il en soit, malheureusement, sa scène finale[1] manquera un peu de présence…
Les seconds rôles réservent de belles – voire de magnifiques – surprises. Les interventions d’Ashley Riches (Panthée) peuvent gagner en élégance, et le français de William Thomas (au demeurant un Narbal très estimable) reste perfectible. Mais les courtes interventions d’Hector permettent à Alex Rosen de faire valoir un très beau timbre ; Lionel Lhote est un très beau Chorèbe, vraiment superbe dans son duo avec Cassandre. Il retrouve sa complice Adèle Charvet, avec qui il chantait dans le Benvenuto versaillais, déjà sous la direction de Gardiner, en septembre 2019. La mezzo française est un excellent Ascagne, plein de présence et d’aisance : elle confère au personnage un relief rare !
Beth Taylor est quant à elle une très grande Anna, aux graves somptueux, et dont l’interprétation est pleine de tempérament. Son duo avec Didon, d’une grande délicatesse, constitue l’un des moments très réussis de la soirée.
Enfin, le tout jeune Lawrence Kilsby (il a rejoint l’Académie de l’Opéra national de Paris en septembre 2022) est pour nous une révélation dans le double rôle d’Iopas et Hylas : charmant et délicat, il parvient par son chant et sa présence à donner chair à ces deux rôles épisodiques… On souhaite vraiment le réentendre très vite !
Deux soirées superbes… même si nous avons le sentiment un peu amer d’être passés à deux doigts de tenir une nouvelle version de référence… Suite aux fâcheux événements du 22 août, Gardiner a renoncé aux autres soirées prévues en France, en Autriche et en Angleterre. Un enregistrement était-il prévu ? Pourra-t-il avoir lieu ?…
——————————————————-
[1] C’est heureusement le finale traditionnel qui a été retenu, et non celui, initialement prévu par Berlioz, mettant en scène Iris, comme ce fut le cas au Châtelet : une curiosité musicologique, certes, mais nettement moins efficace que la superposition du chant de guerre des carthaginois et de la Marche troyenne !
Les Troyens : La prise de Troie
Cassandre : Alice Coote
Énée : Michael Spyres
Chorèbe : Lionel Lhote
Panthée : Ashley Riches
Ascagne : Adèle Charvet
Hécube : Rebecca Evans
Hector : William Thomas
Helenus : *Graham Neal
Un Soldat : *Sam Evans
Les Troyens : Les Troyens à Carthage
Didon : Paula Murrihy
Énée : Michael Spyres
Anna : Beth Taylor
Narbal : William Thomas
Panthée : Ashley Riches
lopas, Hylas : Laurence Kilsby
Ascagne : Adèle Charvet
Sentinelle II, Mercure : Alex Rosen
Sentinelle I : Lionel Lhote
Orchestre Révolutionnaire et Romantique, Monteverdi Choir, dir.John Eliot Gardiner et Dinis Sousa
Mise en espace : Tess Gibbs
Les Troyens
Opéra en 5 actes d’Hector Berlioz, livret d’après L’Énéide de Virgile, créé (dans une version mutilée) le 4 novembre 1863 au Théâtre lyrique à Paris.
Concerts des mardi 22 août 2023 et mercredi 23 août 2023, Château Louis XI, La Côte-Saint-André.
1 commentaire
Bonjour,
J’ai assisté aux deux soirées des Troyens, et je voudrais apporter un éclairage un peu différent.
Tout d’abord, dès l’annonce de la vigilance canicule, j’ai craint une annulation. Chanter, jouer, diriger est une performance intense que l’on pourrait juger incompatible avec de telles conditions météorologiques. J’ai donc pris place dans les gradins du château Louis XI avec reconnaissance pour le maintien du spectacle.
Cependant, mon plaisir à l’audition de la Prise de Troie a été terni par des approximations dans certaines entrées (je trouve que l’orchestre a été bien mieux « tenu » le lendemain). Le pire de ces ratages, le décalage de l’entrée des cordes à l’ouverture du monologue du spectre d’Hector, a ruiné toute l’harmonie de la scène, et a dû rendre ce moment pénible à ceux qui avaient la partition dans l’oreille. Il y avait là de quoi alimenter la colère du chef, au moins en partie contre lui-même. La façon dont les saluts se sont passés (départ du chef côté cour, son ordre au public de se lever) a accusé mon malaise.
Sans rien savoir encore de ce qui s’était joué hors scène, j’ai reçu l’annonce officielle du changement de chef avec un mélange d’appréhension (de la nouveauté) et de confiance (dans le travail accompli en amont). Confiance méritée : j’ai trouvé la seconde soirée extraordinaire, notamment dans la façon dont les trois actes se sont succédé, dans une tension dramatique ininterrompue.
Les choix dramatiques se discutent sans doute, mais dans l’ensemble ils constituent une mise en espace intelligente malgré sa légèreté. J’ai juste regretté que les rapports Chorèbe / Cassandre manquent de tendresse (après toutefois deux airs de Chorèbe d’une grande douceur expressive), et constaté le contresens habituel voire généralisé sur la réplique de Cassandre « Tiens (= ça alors) ! La douleur n’est rien ! »… alors que Cassandre est censée tendre son poignard à Polyxène après s’être frappée. « Tiens (= fais comme moi) ! La douleur n’est rien (= au regard de la grandeur de notre sacrifice) ! »
La configuration de concert dans le cadre de la cour du Château Louis XI avait ses inconvénients (quelques déséquilibres), mais elle a surtout permis de donner un relief éclatant à l’orchestre, exception faite des harpes trop discrètes à la fin de l’Acte II.
La presse titre volontiers sur le comportement de Sir John Eliot Gardiner éclipsant le spectacle. Je préfère recentrer le souvenir de cet épisode du Festival Berlioz 2023 sur le très haut niveau des interprètes (quel plateau, et que de grands moments : la pantomime « Andromaque et son fils », « Châtiment effroyable », la Marche troyenne, le duo Didon / Anna… la liste serait longue) et sur le travail magnifique accompli, au service d’une œuvre somptueuse.
Yves Lafargue (Lyon)