L’ouvrage fête en cette année 2023 le 170e anniversaire de sa création entre les murs qui l’ont vu naître, et les 20 ans de la production de Robert Carsen donnée in loco, défendue comme il se doit par un trio de tête homogène et de haute tenue.
Le public est venu nombreux en ce soir de première pour retrouver l’une des œuvres phares créées au Teatro La Fenice : La Traviata de Verdi, dont la première représentation est donnée le 6 mars 1853. On retrouve pour l’occasion la production de Robert Carsen, créée il y a 20 ans en ces lieux.
Beaucoup a déjà été écrit sur cette mise en scène qui met en relief jusqu’à l’obsession deux dimensions de l’ouvrage : l’argent et le sexe. Des topoi inscrits dès l’ouverture où Violetta, assise négligemment sur un divan, reçoit des hommes les uns après les autres, chacun d’entre eux lui jetant des billets. Ce monde transactionnel est pour Robert Carsen le cadre des nœuds de l’intrigue, avec en premier lieu l’amour impossible entre Violetta et Alfredo, pour des raisons financières et surtout morales liées à la condition de cette dernière. Une réalité défendue par l’œuvre, mais rendue de manière très (trop ?) explicite, avec une forme d’évidence crue (la pluie de billets au 2e acte traduisant un mode de vie fait de dépenses outrepassant les moyens des amants). Le tout inscrit dans un cadre esthétique contemporain seyant bien souvent à l’intrigue (scènes de fête et de cabaret, la rigidité de la tenue costard/cravate du père Germont incarnant son univers bourgeois) mais avec quelques curiosités qui peinent à convaincre et relèvent de l’artificiel (Alfredo photographe admirateur de Violetta, cette dernière lui remettant un portrait d’elle à la fin de l’ouvrage).
Cette production peut toutefois compter vocalement sur un trio de tête de haute tenue, à commencer par la Violetta Valéry de Rosa Feola, qui en offre une incarnation très convaincante. L’ampleur dramatique de la voix, l’agilité frivole des ornements, le vibrato légèrement serré, et surtout des intentions clairement affirmées font entendre toutes les facettes contrastées du personnage, jusqu’à l’ultime sursaut. Et la soprano montre ses plus beaux aspects moins dans un « Sempre libera » où le jeu scénique de la folie l’emporte sur le contrôle vocal, que dans un « Addio, del passato bei sogni ridenti » tout en longueur, le legato souverain.
À ses côtés, Piero Pretti est un Alfredo Germont au timbre mi-solaire, mi d’airain, seyant très bien au registre de l’héroïque amoureux du personnage. L’aigu un peu contenu dans la poitrine au départ se déploie progressivement pour trouver à partir du deuxième acte sa pleine expression, jusqu’au « Parigi o cara » d’un suave velouté. Le rôle est incarné avec beaucoup d’engagement, et le ténor forme un couple attachant avec Rosa Feola, portant haut le réalisme de l’intrigue.
Gabriele Viviani est tout simplement idoine dans le rôle du père Germont. La voix dit à merveille toutes les dimensions du personnage, tantôt bienveillant au médium soyeux (le « Di Provenza il mar, il suol », tout en sincérité et intensité, sera accueilli d’une salve de bravi), tantôt autoritaire et ferme, et préserve une belle assise tout au long du spectacle, le personnage demeurant d’une stature souveraine, jusqu’à la chute et les regrets.
On notera également les médiums joliment cuivrés et mutins de la Flora de Valeria Girardello, l’Annina de Valentina Corò aux aigus flûtés, attentive et pleine de dévotion envers sa maîtresse, les graves bien barytonnés et corsés d’Armando Gabba avec un Barone Douphol justement caricatural, mais aussi la sobriété sentencielle du Docteur Grenvil de Mattia Denti.
L’Orchestre de la Fenice est à fleur de peau sous la direction de Stefano Ranzani, habile dans le bouillonnant des affects comme dans les évocations les plus subtiles. Cette sensibilité accompagnée d’une grande générosité de timbres et couleurs s’accompagne toutefois de quelques décalages avec la scène, par quelques précipitations et emportements. Il faut saluer également le Chœur de la Fenice qui montre une belle justesse et homogénéité rythmique, de même qu’un engagement scénique appréciable.
Les bravi fusent pour Rosa Feola qui s’avance première, le rideau de scène encore fermé, rejoint ensuite par une équipe artistique qui aura transporté le public vénitien.
Violetta Valéry : Rosa Feola
Alfredo Germont : Piero Pretti
Giorgio Germont : Gabriele Viviani
Flora Bervoix : Valeria Girardello
Annina : Valentina Corò
Gastone : Cristiano Olivieri
Douphol : Armando Gabba
Il dottor Grenvil : Mattia Denti
Il marchese d’Obigny : Matteo Ferrara
Giuseppe : Cosimo D’Adamo
Un domestico di Flora : Nicola Nalesso
Un commissionario : Carlo Agostini
Orchestra e Coro del Teatro La Fenice : Stefano Ranzani
Maestro del Coro : Alfonso Caiani
Mise en scène : Robert Carsen, reprise par Christophe Gayral
Décors et costumes : Patrick Kinmonth
Chorégraphie : Philippe Giraudeau
Lumières : Robert Carsen et Peter Van Praet
La traviata
Opéra en trois actes de Giuseppe Verdi, livret de Francesco Maria Piave d’après le roman d’Alexandre Dumas fils La Dame aux camélias, créé au Teatro La Fenice de Venise le 6 mars 1853.
Fenice de Venise, représentation du dimanche 10 septembre 2023.