Crédits photos : © Christian Dresse
Lorsqu’il créa cette mise en scène d’Onéguine à Nancy en 1997, Alain Garichot avait pour interprètes principaux Laurent Naouri et Mireille Delunsch qui, chacun, débutaient leur carrière et abordaient pour la première fois le grand répertoire russe. Plus de vingt ans se sont écoulés, une nouvelle génération de jeunes chanteurs français s’est affirmée mais cette production n’a rien perdu de son charme, ni Alain Garichot de son talent d’imagier. Des tons laiteux du premier acte où la famille Larina célèbre la fin des moissons, aux éclats sombres d’un bal aristocratique au palais Grémine, les tableaux se succèdent en un album élégant et n’imposent jamais autre chose que ce que la musique de Tchaïkovski suggère avec le raffinement qu’on lui connaît.
La distribution réunie par l’opéra de Marseille est au diapason d’un spectacle qui se veut modeste dans sa mise en œuvre mais ambitieux dans sa rigueur artistique. Dans les rôles principaux d’Onéguine et de Tatiana, Régis Mengus et Marie-Adeline Henry ont à faire valoir le physique et l’âge de leurs personnages en même temps qu’une jolie musicalité. Repérée à Nancy où José Cura donnait une master class en 2009, Marie-Adeline Henry a mûri son timbre rond de soprano et incarne aujourd’hui une Tatiana proche de l’idéal. Le temps de la représentation, elle réussit à faire évoluer son personnage de la rêverie adolescente au renoncement sacrificiel ; et lorsqu’elle s’abandonne contre l’épaule d’Onéguine pour susurrer « le bonheur est passé si près de nous », la jeune chanteuse rend définitivement crédible ce destin de femme broyé par les affres de la passion inaboutie. La voix elle-même accompagne l’évolution psychologique de Tatiana : claire et juvénile dans l’air de la lettre, elle s’ombre de bronze dans le tableau du bal pétersbourgeois et trouve dans le duo final des accents déchirants.
Au côté d’une telle partenaire, Régis Mengus tient la gageure d’imposer un Eugène Onéguine en parfaite adéquation avec le personnage de froid dandy imaginé par Pouchkine dans son roman de 1833. La partition de Tchaïkovski n’accorde pourtant au héros aucun air de bravoure pour imposer le personnage : en deux brefs duos regroupés au 1er acte, l’interprète d’Onéguine doit réussir à rendre crédible ce caractère antipathique d’aristocrate désabusé traînant chez Madame Larina son spleen et son ennui. Régis Mengus y excelle dès son apparition au 1er tableau : silhouette élégante et désinvolte, il aborde le rôle d’Eugène en retenant d’abord sa voix, comme pour souligner son absence au monde qui l’entoure. Au 2ème acte, le personnage s’anime et la voix s’élargit pour trouver les justes accents de la colère au moment où Lenski le provoque en duel. Mais c’est surtout au dernier tableau que Régis Mengus se révèle un excellent Onéguine : le comédien autant que le chanteur trouve dans la scène des retrouvailles avec Tatiana, vêtue de jais, une situation dramatique qui lui permet de libérer son timbre et de mettre son âme à nu avec une bouleversante authenticité.
Principalement composée de chanteurs français, le reste de la distribution satisfait haut-la-main à ce que Tchaïkovski réclamait lui-même pour interpréter Eugène Onéguine dans une lettre du 3 décembre 1877 : « des chanteurs de moyenne force, mais bien préparés et sûrs d’eux-mêmes ». À l’applaudimètre au moment des saluts, Thomas Bettinger emporte la faveur du public marseillais : son Lenski romantique touche droit au cœur et trouve ses plus beaux accents dans le tube « Kuda, kuda ». Présent chaque saison à Marseille depuis de nombreuses années, Nicolas Courjal campe un prince Grémine aux graves abyssaux, dans la plus belle tradition des grandes basses russes, tandis que Doris Lamprecht séduit en aristocrate campagnarde et que la jeune mezzo roumaine Emanuela Pascu prête son timbre rond et corsé à la frivole Olga. Parmi les comprimari, Sévag Tachdjian retient l’attention tant par sa silhouette de capitaine dégingandé que par la justesse de ses brèves interventions dans la scène du bal du 2ème acte.
Dans la tradition de l’opéra russe, le chœur occupe toujours une place essentielle. Parfaitement idiomatique grâce au travail de la répétitrice Elena Voskresenska, celui de l’Opéra de Marseille semble véritablement animé de l’âme slave dans la chanson populaire du 1er acte et commente avec justesse et effroi le grand final du 2ème acte « V vashem dome ».
À la tête de l’orchestre de l’Opéra de Marseille, le chef américain Robert Tuohy démontre sa familiarité avec le répertoire russe. Sans tonitruance, sa baguette impose à tous les instrumentistes une retenue qui convient bien à l’intimisme de la partition de Tchaïkovski. La majestueuse Polonaise qui ouvre le dernier acte témoigne du travail accompli par le chef avec la phalange marseillaise mais ce sont surtout les pupitres des bois qui retiennent le plus l’attention, notamment dans l’introduction orchestrale du tableau du duel.
Au tomber du rideau, le public marseillais n’a pas ménagé ses applaudissements aux chanteurs ni à Alain Garichot venu les rejoindre à l’avant-scène. Comme Rouletabille à qui le parfum de la dame en noir rappelait les jours heureux de l’enfance, cette représentation d’Eugène Onéguine a permis aux mélomanes qui avaient déjà vu cette production à Nancy, à Toulon, à Saint-Etienne ou à Nantes de vivre à nouveau un moment de grâce musicale et de beau chant.
Eugène Onéguine Régis Mengus
Lenski Thomas Bettinger
Le prince Gremine Nicolas Courjal
Monsieur Triquet Eric Huchet
Un capitaine Sévag Tachdjian
Tatiana Marie-Adeline Henry
Olga Emanuela Pascu
Madame Larina Doris Lamprecht
Filipievna Cécile Galois
Choeur et orchestre de l’Opéra de Marseille, dir. Robert Tuohy
Mise en scène Alain Garichot
Eugène Onéguine
Opéra en trois actes et 7 tableaux de Piotr Ilitch Tchaïkovski, livret de Constantin Chilovsky et du compositeur, d’après Alexandre Pouchkine.
Représentation du mardi 18 février 2020, Opéra de Marseille