À l’Opéra royal de Versailles, une version tout en joliesse de Don Giovanni frise le contresens
Résumant pour rire le Cid de Corneille, le poète Georges Fourest prête fameusement à Chimène l’exclamation : « Qu’il est joli garçon, l’assassin de Papa ! » Cette phrase nous est revenue en mémoire hier, au sortir du Don Giovanni présenté jusqu’au 19 novembre à l’Opéra royal de Versailles. Dans la mise en scène pimpante proposée par Marshall Pynkoski et la chorégraphe Jeannette Lajeunesse Zingg, on n’aurait pas été surpris d’entendre ces mots prononcés par donna Anna devant le cadavre du Commandeur…
L’abus de mises en scène austères (van Hove à Bastille), décantées (Brook à Aix, Guth à Bastille), ou expressionnistes (Sivadier à Aix, Cassiers, tout récemment, à Lille) aurait-il pour effet de rendre indigestes des lectures plus classiques du chef-d’œuvre de Mozart ? La réussite exceptionnelle de la trilogie Mozart-Da Ponte par Ivan Alexandre (à Drottningholm, Barcelone, Bordeaux et… Versailles) montre pourtant qu’il y a encore la place, dans l’imaginaire lyricophile, pour des opéras en costumes et décors d’époque, hauts en couleurs.
Habitué de l’Opéra royal, Pynkoski s’inscrit dans cette tradition (et emprunte au passage à Alexandre l’idée que Don Giovanni est la version adulte du Cherubino des Nozze di Figaro). Cependant, pour chatoyantes qu’elles soient, les couleurs de son spectacle nous ont paru affadies d’une mince couche de poussière – à l’image de ce décor unique aussi audacieux qu’une toile de scène aixoise dans les années 50, heureusement sauvé par les magnifiques éclairages d’Hervé Gary.
Dans sa note d’intention, le fondateur de l’Atelier Opera Toronto, spécialisé en répertoire baroque, explique avoir voulu mettre l’accent sur le caractère giocoso de Don Giovanni et accentuer sa filiation, bien réelle, avec la commedia dell’arte via Molière. Jusque-là, rien que de très cohérent. Le problème commence à se poser quand la composante dramatique de l’opéra, considérée comme une pure projection de l’esprit romantique, est évacuée un peu trop commodément, sous prétexte que le dramma du sous-titre ne serait à entendre qu’au sens de « théâtre » et non de « drame ». Or, l’opéra de Mozart est saturé de drame autant que de comédie, tout comme les pièces de Molière et Tirso de Molina ! Dès lors, on ne peut que tiquer en assistant à un gentillet duel où Don Giovanni met en déroute un quadrille de sautillants danseurs, avant de poignarder (suppose-t-on, aucune arme n’est visible) le Commandeur. Et franchement regimber en voyant l’assassin libertin revêtir pieusement d’un linceul sa victime en faisant le signe de croix ! Pour le reste, nul stupre, nulles pulsions orgiaques ou destructrices dans ce Don Giovanni versaillais. Les étreintes y sont des effleurements, les coups s’y portent à fleuret moucheté, et les flammes de l’enfer engloutissant le séducteur ont la douceur d’un grand voile agité par des danseurs… Dommage, car une idée originale vient rehausser in extremis cette lecture trop sage : alors que le chœur final des victimes du libertin s’achève, le rideau devant lequel il se déroulait se relève et l’on retrouve Don Giovanni aux Enfers, brandissant une coupe dans un grand éclat de rire sardonique. Le Mal triomphant, malgré tout ? On aurait aimé sentir davantage ce cynisme, cette noirceur dans les trois heures qui précédaient…
À défaut de pathos paroxystique et de visions expressionnistes, qu’en est-il de la comédie ? Le bilan, là encore, est peu convaincant. Car ici, pour apprécier la dynamique comique de l’œuvre, reposant pour l’essentiel sur le duo maître-valet et sur le couple de paysans, il faut d’abord faire abstraction du jeu de scène des chanteurs, réduit à des mimiques, gestes et déplacements trop stéréotypés, souvent plaqués/décalqués sur les accents de la musique. Faut-il voir là un effet pernicieux de la mise en scène baroque, spécialité de Pynkoski, avec ses mouvements strictement codifiés ? Le moins qu’on puisse dire est que la greffe ne prend pas sur l’opéra mozartien, engonçant les interactions des personnages dans des tics de de jeu franchement désuets…
La vérité de l’opéra, c’est dans le chant et dans la fosse qu’on la trouvera. Avec sa battue en apparence histrionique, le chef Gaétan Jarry tire de son orchestre une lecture hédoniste, magnifiant notamment les cuivres et les bois, modelant ses phrasés avec sensualité. Si on aurait aimé y sentir davantage d’urgence dramatique, d’âpreté, voire de folie, l’ensemble offre aux chanteurs un écrin soyeux où s’épanouir librement. D’autant que leurs récitatifs ont pour complice le pianoforte joueur de Ronan Khalil.
Sur scène, après quelques difficultés à projeter sa voix au-delà de l’orchestre, le baryton-basse canadien Robert Gleadow (déjà applaudi en Leporello à Versailles voilà six ans) campe un séducteur plus débonnaire que véritablement inquiétant, à l’image de ce « Fin ch’han dal vino » jovial là où tant d’autres interprètes en font un hymne à la puissance dionysiaque du libertin. Il en résulte une confusion peut-être délibérée avec Leporello, au-delà du mimétisme physique et vestimentaire (le manteau d’Arlequin est l’unique vêtement distinctif du valet, son maître arborant un veston grenat). Paradoxalement, c’est le complice du séducteur qui offre les rares moments d’ambiguïté de cette production littérale à l’excès : l’Italien Riccardo Novaro vibrionne, cabotine, arrache quelques sourires, mais son timbre sait aussi trouver des accents menaçants (air du Catalogue) ou d’effroi (scènes du Commandeur et du festin). Une fois n’est pas coutume, Don Ottavio, traditionnel sacrifié de Don Giovanni, trouve en la personne d’Enguerrand de Hys un interprète capable de faire exister sa silhouette falote. Avec son timbre élégant et fragile, le ténor français parvient à faire vibrer d’humanité un « Dalla sua pace… » dépouillé de toute mièvrerie. Surtout, sans dénaturer son personnage, il rend crédible sa soif de vengeance. Le basse marmoréen de Nicolas Certenais confère une présence imposante au Commandeur – hélas desservie, dans la scène du banquet, par son costume tout droit sorti du Magicien d’Oz. Quant au Masetto de Jean-Gabriel Saint-Martin, s’il échoue à traduire l’esprit de révolte censé habiter ce fiancé dépouillé par le « grand seigneur méchant homme », il forme avec la pétulante Zerlina d’Éléonore Pancrazi un couple d’amoureux tempétueux dans la plus pure tradition buffa. Parfaite paysanne mutine, la mezzo française sait se faire enjôleuse dans un ravissant « Vedrai, carino ». Mais les grands moments de cette soirée d’opéra, c’est aux deux principales victimes de Don Giovanni que nous les devons. La Donna Anna de la Québecoise Florie Valiquette livre un « Crudele ? Ah, no mio bene… » conçu comme un opéra dans l’opéra, avec une richesse somptueuse de nuances vocales, de vibrato et de phrasé. Elle est rejointe dans cette réussite par Arianna Vendittelli, dont le « Mi tradi quell’alma ingrata » offre au public une parenthèse de grâce suspendue.
Le frémissement de la grâce plutôt que le frisson du drame ? Un résumé, en somme, de cette soirée à demi séduisante.
Don Giovanni : Robert Gleadow
Leporello : Riccardo Novaro
Don Ottavio : Enguerrand de Hys
Donna Anna : Florie Valiquette
Donna Elvira : Arianna Vendittelli
Masetto : Jean-Gabriel Saint-Martin
Zerlina : Eléonore Pancrazi
Le Commandeur : Nicolas Certenais
Nouvelle production de l’Opéra royal de Versailles
Mise en scène : Marshall Pynkoski
Décors : Roland Fontaine, Antoine Fontaine
Lumières : Hervé Gary
Costumes : Christian Lacroix, assisté de Jean-Philippe Pons
Orchestre et chœur de l’Opéra royal de Versailles
Direction musicale : Gaétan Jarry
Ballet de l’Opéra royal
Chorégraphie : Jeannette Lajeunesse Zingg
Don Giovanni
Dramma giocoso en deux actes sur un livret de Lorenzo Da Ponte. Créé le 29 octobre 1787 au Théâtre des États de Prague.
Représentation du 15 novembre 2023, Opéra Royal de Versailles.