Don Pasquale à l’Opéra national de Lorraine
Deux ans après une Flûte enchantée dégoulinante de sucre, l’Opéra national de Lorraine est allé chercher dans son grimoire de recettes de Noël celle d’un Don Pasquale transformé par le metteur en scène britannique Tim Sheader en Christmas pudding. À condition de ne pas être diabétique, le spectacle réserve aux amateurs de bel canto quelques jolies surprises glissées au pied du sapin…
Pasquale, ton univers impitoyable
Programmer le spectacle de fin d’année est pour toute Direction de maison d’opéra un véritable casse-tête chinois. Une fois écartée l’idée de redonner encore les mêmes sempiternels titres d’Offenbach ou de Franz Lehár, le choix se porte rapidement sur le répertoire bouffe italien du premier ottocento : Rossini ? Trop entendu. Donizetti ? Pourquoi pas ? Il faut donc saluer Matthieu Dussouillez et ses équipes d’oser assumer Don Pasquale sur la scène nancéienne où, de mémoire de spectateur lorrain, on ne l’avait plus entendu depuis une quarantaine d’années (Gabriel Bacquier chantait alors le rôle-titre).
Avec une distribution limitée à quatre solistes principaux et une dramaturgie qui n’exige pas de changements de décors extravagants, Don Pasquale est aussi un titre du répertoire qu’on peut légitimement craindre de voir monter à l’économie. Or c’est l’exact contrepied qu’a choisi l’Opéra national de Lorraine en confiant la mise en scène de son spectacle de Noël au britannique Tim Sheader que s’arrachent tous les théâtres londoniens tant ses luxueuses productions de musicals sont actuellement l’assurance d’un succès populaire !
Le postulat de ce Don Pasquale à grand spectacle consiste à en transposer l’intrigue dans l’univers de la série Succession, diffusée récemment sur HBO. Le vieux barbon fortuné de l’opéra de Donizetti devient donc, sur la scène de l’opéra de Nancy, un tycoon obsédé par la transmission de l’empire industriel qu’il a patiemment forgé et sur lequel il règne désormais à distance, du haut d’un penthouse au luxe criard, surveillant d’un œil distrait les cours de la bourse entre deux séances de sport avec son coach personnel.
Le monumental décor unique conçu par Leslie Travers aide parfaitement à la compréhension de cet univers de soap opera : côté pile, il symbolise le building où s’agitent en permanence – sans vraiment se croiser – les traders de la Pasquale Company et l’univers plus modeste des agents d’entretien tandis que, côté face, lorsqu’il tourne sur lui-même, il dévoile un immense salon en rotonde aux boiseries néo-Louis-XVI comme il en existe au sommet de quelques prestigieux buildings new-yorkais. Meubles d’antiquaire aux bronzes trop clinquants, vitrines sécurisées qui renferment des collections hétéroclites et montgolfière délirante d’un immense lustre de cristal composent le décor kitschissime dans lequel évolue Don Pasquale. Il y a dans tout ce fatras quelque chose du style Liberace, voire de l’appartement d’Albin et Renato, les propriétaires de La Cage aux folles dont Tim Sheader vient précisément de signer une mise-en-scène au Regent’s Park open air theatre. Introduire la culture Queer dans Don Pasquale fait sens et suggérer par touches délicates l’homosexualité du barbon n’est pas complètement hors-sujet dans la mesure où elle donne une explication crédible à son long célibat et à son absence de descendance directe.
Ce postulat posé, Tim Sheader excelle à créer des personnages aux silhouettes précisément découpées. De Don Pasquale, il fait donc un riche patron d’industrie dont la taille s’est un peu épaissie mais qui cherche à sauver les apparences de la jeunesse à grand renfort de séances de fitness et de postiches capillaires. Le docteur Malatesta assume à ses côtés le rôle d’homme de confiance et de fondé de pouvoir : singulièrement plus jeune que le magnat qui l’emploie, la chevelure plus sombre et les épaules plus larges, il a l’ambition de ceux qui se savent indispensables et qui exercent le pouvoir dans l’ombre. Dès le début du spectacle, à la manière de le voir déambuler avec assurance parmi les employés du Pasquale building, on devine son appétit de tigre et la manière vénéneuse dont il sait user de son charme latin.
Le neveu Ernesto est, lui, tout d’un bloc : enfant gâté qui n’a jamais eu à se préoccuper de rien, il est devenu un grand adolescent dégingandé qui sillonne NYC en trottinette électrique, vêtu d’un sarouel aux couleurs ethniques, casque rivé aux oreilles. Celui-ci serait vegan et voterait démocrate qu’on n’en serait guère étonné, et on comprend mieux pourquoi son oncle Pasquale hésite à en faire l’héritier de son business.
Norina, enfin, est une femme de ménage anonyme employée au siège de la Pasquale Company. Pendant l’ouverture, son charme piquant la fait immédiatement remarquer par Malatesta qui, sous couvert de jouer un bon tour au big boss, entreprend aussi de la séduire. Une étreinte violente partagée dans la remise du personnel laisse un moment penser que Norina pourrait bien préférer ce golden boy à son fiancé Ernesto mais, en amour comme en affaire, la jeune fille ne se laisse rien imposer et demeure éperdument libre jusqu’au rideau final, gagnant ainsi l’admiration de Don Pasquale qui reconnait en elle une executive woman à qui il confie in fine les clés de son Empire.
Si le dispositif imaginé par Tim Sheader fonctionne parfaitement jusqu’à l’entracte, on ne peut que regretter le tour mièvre et sucré que prend la seconde partie du spectacle. Encombré d’un gigantesque arbre de Noël croulant sous les guirlandes et les boules de verre, le décor si impressionnant du penthouse de Don Pasquale devient quasiment impraticable et une grande partie de l’action se trouve alors reportée à l’avant-scène, à peine moins statique qu’une simple version de concert. Et que penser des deux gigantesques bonshommes de neige gonflables qui viennent encore s’y surajouter au dernier tableau ? Chacun sera libre d’en apprécier – ou pas – l’esthétique de jardinerie mais tous s’accorderont à déplorer le ronflement de la soufflerie utilisée en coulisse pour les maintenir debout ! On imagine que le directeur musical a dû avaler bien des couleuvres pour céder au metteur en scène sur ce point et accepter qu’un ronronnement persistant se superpose aux voix des solistes pendant tout le final de la représentation.
On comprend bien que le sapin, les bonshommes de neige et les lutins roses ont été intégrés à sa mise-en-scène par Tim Sheader pour lui donner le caractère festif que le public est en droit d’attendre d’un spectacle de fin d’année mais force est de reconnaître que tout cela est d’une extrême vacuité dramatique et ne suffit pas à faire de Don Pasquale un conte de Noël. Ce choix interroge d’autant plus que la même production doit être reprise au cours de la saison à Nice puis à Rouen… Comment seront alors accueillis les falbalas de Noël une fois terminée la saison des fêtes ? Se poser la question, c’est reconnaître que quelque chose dysfonctionne dans ce spectacle par ailleurs coloré, distrayant mais platement consensuel.
Carré d’as
Au crépuscule de sa carrière, Gaetano Donizetti a composé Don Pasquale pour rien moins que les voix de Luigi Lablache, Antonio Tamburini, le ténor Mario et la diva Giulia Grisi ! C’est dire le degré de technicité belcantiste de cette partition et la nécessité de réunir sur le plateau un carré de chanteurs suffisamment aguerris au style donizettien pour lui rendre témoignage.
Une trentaine d’années après y avoir chanté Figaro dans une production du Barbiere à l’occasion du bicentenaire de la naissance de Rossini (nous y étions !), Lucio Gallo est de retour à Nancy et prête à Don Pasquale son expertise en matière de romantisme belcantiste. À ce stade de sa carrière, il dispose de tous les atouts pour incarner efficacement le barbon berné tel que l’imagine Tim Sheader : de Pasquale, il possède effectivement la silhouette allante quoique légèrement épaissie, le cheveux court et grisonnant, le mollet sportif et, surtout, un sens de l’autodérision qui ne lui fait jamais craindre de paraître ridicule. Vocalement, il est aussi un Don Pasquale d’une parfaite italianità : projeté avec insolence et autorité, son timbre sombre est riche de toute la longue tradition des grands interprètes bouffes et permet à Lucio Gallo de composer un personnage à la fois autoritaire, colérique et sincèrement touchant, surtout au moment où il est souffleté par sa jeune épousée. Incarnation dramatique et technicité belcantiste ne sont jamais réellement séparés dans le chant du baryton originaire des Pouilles et on croit immédiatement – physiquement et vocalement – à son personnage de tycoon pris au piège de sa propre cupidité.
Depuis 2019, Germán Olvera est régulièrement invité par de nombreux théâtres et festivals européens pour ses interprétations de grands rôles mozartiens et rossiniens mais sa participation à ce Don Pasquale est sa première apparition significative sur une scène française. Présence muette et féline qui cherche à obtenir de Norina sa complicité pour duper le barbon pendant l’ouverture du spectacle, le baryton mexicain s’impose comme un titulaire talentueux du rôle de Malatesta dès qu’il ouvre la bouche et qu’il entreprend de jouter vocalement avec Pasquale ! Du madré docteur, Germán Olvera possède en effet la voix large, sonore et virile qui convient idéalement au factotum de Don Pasquale. Dès les premières mesures de « Bella siccome un angelo », on est séduit par la morbidezza du timbre et la facilité du cantabile mais c’est surtout le redoutable duetto « Cheti cheti immantinente » qui permet de comparer l’agilité vocale des deux barytons de la distribution. Si Lucio Gallo et Germán Olvera possèdent la même fougue et s’entrainent mutuellement dans la même énergie, force est de reconnaître que le chant syllabique prestissimo du Mexicain est mieux délié que celui de l’Italien dont on perçoit alors les difficultés de souffle et d’articulation.
Depuis quelques années, l’Afrique du Sud a fourni à la galaxie lyrique plusieurs voix de soprano toutes plus corsées et plus intéressantes les unes que les autres. Vuvu Mpofu, qu’on découvre à Nancy pour sa première production scénique dans un théâtre français, n’est pas le moindre de ces jeunes talents sud-africains qui allient souvent une technique solide et un tempérament de show-woman à l’anglo-saxonne. Ce qui séduit d’abord dans son interprétation de Norina, c’est – dès les premières mesures de la cavatine « Quel guardo il cavaliere » – la somptuosité inouïe du timbre qui rappelle immédiatement celui de la jeune Angela Gheorghiu lorsqu’elle enregistra le même morceau en 1996 dans les studios de Decca pour son premier récital : la voix sonne large, mordorée, la grammaire belcantiste est maîtrisée et les coloratures sont d’une netteté absolue. Rien de scolaire cependant dans cette interprétation. Libérée du poids de la technique, Vuvu Mpofu peut insuffler dans son personnage un abattage qui fait de Norina une petite sœur de Rosine et la grand-tante de la commère Alice Ford, une femme libre de corps et d’esprit qui n’entend pas s’en laisser compter, ni par la vie, ni par les hommes. Les cheveux courts, teints en blond platine, et vêtue d’une robe de star fuchsia comme en portait Marilyn Monroe lorsqu’elle chantait « Diamonds are a girl’s best friend », elle devient même une icône de l’émancipation féminine et s’impose comme la grande triomphatrice de la soirée.
Marco Ciaponi complète ce carré d’as et remplace in extremis Michele Angelini mentionné par le programme de salle au moment où il a été envoyé sous presse. Bien malin celui qui pourrait deviner son arrivée tardive sur la production tant est fluide son jeu d’acteur et crédible son personnage de grand benêt enamouré. Titulaire de nombreux prix, invité sur des scènes aussi prestigieuses que la Scala, le Bolchoï ou la Semperoper de Dresde, ce jeune artiste italien s’inscrit de plain-pied dans l’illustre tradition des tenori di grazia dont l’instrument convient idéalement à l’interprétation de Rossini, Bellini et Donizetti. Dans « Povero Ernesto », on est immédiatement chipé par la suavité du timbre, le velours des pianissimi et l’attention constante prêtée à la maitrise du souffle. Si l’instrument est flatteur, on regrettera simplement, en ce soir de Première, une projection un peu timide et une extrême prudence à la fin de l’aria « Cerchero lontana terra » dont Marco Ciaponi ne chante pas la reprise des derniers vers pour mieux assurer l’insolence de l’aigu final. Impeccables en revanche sa sérénade « Com’è gentil la notte a mezzo april » et son duo nocturne avec Vuvu Mpofu « Tornami a dir che m’ami » malheureusement parasités par le ronronnement de la soufflerie des bonshommes de neige…
Relativement peu sollicités par la partition de Donizetti, les artistes du Chœur de l’Opéra national de Lorraine, affublés de costumes de lutins roses, assument avec professionnalisme les mièvres chorégraphies de la mise-en-scène mais n’économisent pas leur énergie pour délivrer une interprétation soignée des ensembles du dernier acte. C’est d’ailleurs du chœur nancéien qu’est issue Séverine Maquaire à qui incombe les quelques répliques du notaire transposées pour elle de la tessiture de basse à celle d’alto. Femme de pouvoir élégamment vêtue d’un tailleur-pantalon, elle les interprète avec aplomb et humour.
Dans la fosse du palais Hornecker, l’Orchestre de l’Opéra national de Lorraine trouve en Giulio Cilona un chef capable d’allier fantaisie et rigueur, les deux qualités indispensables pour donner vie à la musique bouffe de Donizetti. Véritable joyau d’orchestration, l’ouverture de Don Pasquale est attaquée bille en tête, la battue du Maestro fouettant l’air en de larges moulinets, mais les crescendos ne sont jamais exagérés et l’équilibre sonore avec le plateau est toujours scrupuleusement maintenu de manière à préserver les chanteurs de tout risque d’inconfort. Dans leur forme des grands jours, les instrumentistes nancéiens répondent du tac au tac à ce jeune chef belgo-américain distingué l’an passé au Concours international de direction d’opéra à l’Opéra royal de Wallonie – Liège et sont à leur meilleur, dans les ensembles concertants comme dans les passages solistes que Donizetti a hérissés de difficultés funambulesques. Parmi eux, saluons le trompettiste qui assurait le soir de la Première le long solo introductif de l’aria « Povero Ernesto » : il a tenu tout le théâtre en haleine pendant deux minutes d’une grâce absolue.
Le rideau final est l’occasion pour tous les artistes de recevoir de longues ovations de la part du public qui ne boude pas son plaisir de goûter, avec quelques jours d’avance, aux traditionnelles sucreries de Noël. La trêve des confiseurs invitant à l’indulgence, j’encourage évidemment les spectateurs nancéiens à se rendre nombreux – et en famille – à l’Opéra national de Lorraine pour y applaudir ce Don Pasquale. Un dicton populaire met en garde qu’il ne faut pas apporter de nougat à Montélimar mais rien n’interdit d’apprécier le Christmas pudding, surtout lorsque la recette en est composée par un authentique chef britannique.
Don Pasquale : Lucio Gallo
Norina : Vuvu Mpofu
Ernesto : Marco Ciaponi
Le docteur Malatesta : Germán Olvera
Le notaire : Séverine Maquaire
Orchestre et Chœur de l’Opéra national de Lorraine, dir. Giulio Cilona
Chef de chœur : Guillaume Fauchère
Assistant à la direction musicale : William Le Sage
Mise en scène : Tim Sheader
Scénographie : Leslie Travers
Costumes : Jean-Jacques Delmotte
Lumières : Howard Hudson
Collaboration au mouvement : Steve Elias
Assistanat à la mise en scène : Louise Brun
Don Pasquale
Opéra bouffe en trois actes de Gaetano Donizetti, livret de Giovanni Ruffini, créé au Théâtre-Italien de Paris le 3 janvier 1843.
Opéra de Nancy, représentation du vendredi 15 décembre 2023