Crédit photos : © Alain Hanel
Triomphe pour les Due Foscari monégasques, avec Plácido Domingo et Anna Pirozzi
Ouvrage de la première époque du maître de Busseto, I Due Foscari exige un brillant trio soprano, ténor, baryton , au rendez-vous de cette version de concert donnée au Grimaldi Forum.
Un Verdi de jeunesse innovant, aux promesses déjà perceptibles
Dans de nombreux entretiens consacrés à Giuseppe Verdi, l’illustre maestro Riccardo Muti a l’habitude de dire qu’il ne connaît pas de Verdi « majeurs » ni « mineurs » mais seulement des Verdi de jeunesse, de maturité puis de vieillesse. Gianandrea Gavazzeni, autre chef incontournable et musicologue patenté, parle lui de « mouvement continue de libération » dans la vocalité et la dramaturgie verdienne[1]. C’est, de fait, la première chose qui frappe à l’écoute de la partition d’ I Due Foscari : le formidable gisement d’innovations musicales que le compositeur parmesan y libère. Intimité de proportions assez éloignée des opus précédents au patriotisme imposant (Nabucco, I Lombardi, Ernani ) et qui sera, un jour, développée avec plus de consistance dans Luisa Miller puis dans Rigoletto et La Traviata ; usage du chœur obéissant davantage à une fonction exclusivement dramatique ; soucis d’élaboration dans la mélodie et l’accompagnement en bannissant tout monolithisme pour laisser davantage les numéros se répondre entre eux ; utilisation systématique de thèmes caractérisant les trois personnages principaux, Francesco Foscari, Doge de Venise à la grandeur indécise (baryton), Jacopo, son fils, condamné à l’exil et à une mort certaine (ténor), Lucrezia Contarini, épouse de ce dernier à l’impétuosité toute verdienne (soprano) sans oublier le Conseil des Dix, personnage choral à part entière au pouvoir inquiétant et inflexible.
[1] Gianandrea Gavazzeni, Scena e retroscena Rizzoli, 1994, p.202
Un ouvrage idéal pour la version de concert
Crée en 1844, au Teatro Argentina de Rome par un Verdi de 31 ans, I Due Foscari – adaptant une pièce fort peu théâtrale de Byron – est par sa concision et son absence d’effets une œuvre qui supporte parfaitement la version concertante. Si le rapport père-fils et père-belle-fille – si essentiel dans de nombreux opéras de Verdi – mériterait sans doute d’être exploité par un metteur en scène, force est de constater que l’argument de l’ouvrage – la condamnation à l’exil par le Conseil des Dix du fils du Doge, pour un crime qu’il n’a pas commis – ne fut pas d’une grande source d’inspiration pour le malheureux Francesco Maria Piave, malgré toute la meilleure volonté dont fit toujours preuve le librettiste dans ses collaborations avec Verdi.
Si les choses semblent figées au niveau théâtral, c’est loin d’être le cas dans une partition où Verdi ne reproduit en rien ce qu’il a commis dans ses cinq ouvrages précédents, où les rythmes alternent – mais jamais gratuitement – et voient se succéder, au deuxième acte, un prélude quasi-chambriste écrit pour alto et violoncelle qui forme la base d’une scène dramatique, située dans les geôles du Pouvoir, et se poursuit en scène, duo, trio et enfin quatuor sous la forme d’une courbe continue. De même, c’est un thème de barcarolle (dont Ponchielli se souviendra un jour dans sa Gioconda) qui amorce le troisième acte, suivi de la scène des adieux de Jacopo à son épouse (« All’infelice veglio »), tout à la fois romance puis duo et finalement ensemble concertato !
Un plateau vocal de premier ordre
Pour servir cette si exigeante partition, il est indispensable de disposer d’un trio d’interprètes de premier plan auquel on aurait tort de ne pas adjoindre une basse chantante (Loredano, l’ennemi héréditaire des Foscari) qui donnera en particulier au magnifique quatuor du premier acte toute sa force dramatique.
Comme on pouvait s’en douter sur l’affiche, la distribution réunie par Jean-Louis Grinda s’inscrit dans la grande tradition des plateaux les plus illustres de l’ouvrage. C’est d’abord le Jacopo de Francesco Meli qui soulève l’enthousiasme. Disons-le clairement, le ténor génois est à quarante ans la plus belle voix de ténor lyrique que l’on puisse entendre aujourd’hui dans la péninsule. Ayant parfaitement assimilé les enseignements de son maître, Carlo Bergonzi, que l’on a, au détour d’une inflexion, l’impression d’entendre, Meli délivre une leçon de chant maîtrisé, sachant se montrer brillant mais jamais au détriment des nuances et de diminuendi qui laissent pantois, en particulier dans sa bouleversante scène d’adieux au dernier acte.
Après une cavatine d’entrée où son art de la morbidezza trouve d’emblée matière à s’exprimer – même si la cabalette qui suit est abordée avec prudence – c’est peut-être dans les longues phrases du premier duo avec Lucrezia que Francesco Meli est le plus émouvant grâce à un art du phrasé et un legato de toute beauté.
À ses côtés, un authentique soprano dramatique d’agilité en la personne d’Anna Pirozzi. Depuis sa dernière apparition sur la scène monégasque, en février dernier, en Imogène du Pirata, la soprano napolitaine, dans ce rôle redoutable écrit pour Marianne Barbieri-Nini (future créatrice de Lady Macbeth !), nous a semblé avoir encore gagné en chant nuancé mais également en puissance, en particulier dans les ensembles où elle n’hésite pas à chanter avec les chœurs, et avec quel aplomb ! Personnellement, c’est ce que nous semble exiger le Verdi de ces années dites « de galère » et Anna Pirozzi y est chez elle !
Mais c’est évidemment pour Plàcido Domingo qu’une grande partie du public s’était déplacé, permettant de remplir, certes avec une jauge restreinte, la salle des Princes. Habitué désormais du rôle du doge Foscari qu’il a interprété sur de grandes scènes mondiales (parmi lesquelles le Lyric Opera de Los Angeles, le Covent Garden et La Scala), ce n’est pourtant pas le timbre d’un baryton que l’on entend dès l’entrée en scène de celui qui, à 80 ans, avec 151 rôles abordés et plus de 4000 représentations au compteur, est devenu un véritable mythe dans l’histoire de l’art lyrique. Dès ses premières phrases prononcées avec une belle assurance (« Ô mon vieux cœur, toi qui bats comme aux premières années »), on sait que Domingo se donnera totalement ce soir à un public pourtant conquis d’avance. Passons-donc sur une ligne de chant écrite pour un Achille de Bassini, incarnation du baryton dramatique et que Verdi choisira des années plus tard pour créer Fra Melitone dans La Forza del destino : Plàcido ne sera jamais ni Renato Bruson, ni Leo Nucci, pour citer d’authentiques Foscari ! Si l’on parvient à s’extraire de ces comparaisons, on ne peut que s’incliner devant la performance de l’artiste, en particulier dans une scène finale (« Questa dunque è l’iniqua mercede ») à la ligne de chant impeccable et à l’accent toujours bien fier.
Parmi les seconds rôles, il est impératif de signaler le luxe de distribution de la scène monégasque qui peut distribuer Loredano à une basse de l’envergure d’Alexander Vinogradov, entendu sur cette même scène dans un mémorable Ernani…
Il serait erroné de croire que le Verdi de jeunesse ne nécessite pas, du strict point de vue musical, rigueur stylistique et grand soin d’interprétation: dans une partition mêlant intimisme et éléments grandioses, en particulier dans les concertati pathétiques des actes II et III, la performance du chœur, préparé avec l’intelligence et le soucis du détail qu’on lui connaît par Stefano Visconti, et de l’orchestre philharmonique de Monte-Carlo dirigé pour la première fois par Massimo Zanetti, qui se montre ici authentique maestro concertatore, sont à applaudir sans réserve.
Francesco Foscari Placido Domingo
Jacopo Foscari Francesco Meli
Lucrezia Contarini Anna Pirozzi
Jacopo Loredano Alexander Vinogradov
Barbarigo Giuseppe Tommaso
Pisana Erika Beretti
Chœur de l’Opéra de Monte-Carlo dir. Stefano Visconti
Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo dir. Massimo Zanetti
I due Foscari
Tragedia lirica en trois actes de Giuseppe Verdi, livret de Francesco Maria Piave d’après The Two Foscari de Lord George Byron, créée au Teatro Argentina, Rome, 3 novembre 1844.
Grimaldi Forum-Salle des Princes- Samedi 5 décembre 2020
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