Nous l’avons rencontré peu avant l’annonce de la prolongation de la fermeture des salles d’opéras : Frédéric Antoun aurait dû être Alfredo à l’Opéra de Paris dans la reprise de La Traviata vue par Simon Stone… Entretien avec un ténor dont le talent n’a d’égal que l’enthousiasme, la passion, et la gentillesse !
Vous vous trouvez à Paris depuis de longues semaines, à l’occasion de la reprise de La Traviata par Simon Stone, alors qu’on a d’abord annoncé la fermeture, puis l’hypothétique réouverture des salles de spectacles. Comment allez-vous cher Frédéric, comment vivez-vous cette période compliquée ?
Les protocoles sont très stricts à l’opéra, et strictement respectés, ce qui est rassurant (à titre d’exemple, j’ai été isolé deux semaines parce que j’ai été « cas contact »…). Malgré tout, la réouverture des salles est conditionnée aux chiffres liés à la pandémie, et aux dernières nouvelles, ils ne sont pas très bons. Hier (mardi 8 décembre), on en était à presque 14000 nouveaux cas, et il faudrait qu’il y en ait moins de 5000. Aujourd’hui, je ne suis pas très optimiste… mais on verra bien [1] !
Touchons du bois… Quoi qu’il en soit, Alfredo, c’est un peu « votre » rôle en ce moment, non ? Vous allez également, si tout va bien, le chanter à Vienne et Munich ?
En effet, à Londres également. Je l’ai d’ailleurs déjà chanté à Covent Garden (en mars dernier), c’est même la seule fois où j’ai pu pour l’instant chanter le rôle intégralement sur scène. C’est un rôle qu’on me demande beaucoup actuellement et j’en suis ravi, mais en même temps, je n’ai toujours pas pu véritablement « m’installer » dedans : j’espère que les représentations parisiennes et viennoises auront lieu et qu’elles me permettront de bien me l’approprier. C’est en tout cas un rôle qui convient bien à l’évolution de ma voix. Il est un peu plus corsé que celui du Duc dans Rigoletto. Les sommets de certaines lignes dramatiques, dans le second tableau du deuxième acte par exemple, sont des mi ou des fa plutôt que des la et au-dessus – qui sont, habituellement, les notes les plus « explosives » pour les ténors. Il faut donc un médium solide… En tout cas, pour l’instant, je m’y sens bien.cf
Edgardo dans Lucia du Lammermoor à Montréal en novembre 2020 (© Yves Renaud)
Ce rôle, lyrique mais avec effectivement quelques pointes dramatiques, vous permet peut-être d’opérer une sorte de transition dans votre répertoire ? Vous avez déclaré récemment vouloir vous éloigner un peu de Mozart au profit de certains rôles italiens…
Je ressens actuellement le besoin d’étendre ma voix. Je ne recherche pas forcément des emplois plus « héroïques », je souhaite simplement laisser ma voix s’épanouir, mais de façon naturelle, sans me confronter pour le moment à des orchestrations lourdes comme on en trouve
dans Puccini ou le Verdi de la maturité. J’adorerais faire La Sonnambula, ou refaire Edgardo de Lucia (pourquoi pas en français), ou Tonio de La Fille du Régiment !
La Fille du Régiment : « Pour me rapprocher de Marie »
Pas trop stressante, la succession des contre-ut dans l’air de Tonio ?
Si on en a un, on a les 9 ! J’ai beaucoup de plaisir à chanter Tonio, le public adore ce rôle aussi, ce n’est que du bonheur ! Je me dis qu’un jour, peut-être, je pourrai tenter Radamès. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, l’orchestration d’Aida n’est pas si lourde…
Alfredo est parfois considéré par certains comme un personnage un peu falot, pas forcément facile à faire vivre sur le plan dramatique…
Alfredo n’a peut-être pas l’épaisseur d’un personnage shakespearien, mais enfin il s’agit, pour le faire vivre, d’être amoureux, jaloux, en colère, repentant : bref, tout ce qu’on demande habituellement à un ténor ! L’incarnation se fait presque toute seule si on respecte la partition dans les nuances et les articulations qu’elle demande, mais aussi si on a une partenaire qui est à l’écoute et qui vous donne ce dont on a besoin pour réagir : « Acting is reacting ! », comme on dit !
Vous êtes-vous glissé facilement dans cette mise en scène de Simon Stone, qui est tout de même assez particulière puisque l’action est transposée à l’ère des réseaux sociaux ?
Pas si facilement, il m’a fallu un temps d’adaptation : je suis une « pièce rapportée » dans cette production, que connaissent déjà Zuzana Marková et Ludovic Tézier, puisqu’ils étaient présents lors de sa création. C’est toujours un peu compliqué, quand on est sur le plateau, de savoir ce que le spectacle rendra vu de la salle, surtout que dans cette production, l’écran forme comme un contrepoint auquel nous, sur scène, n’avons pas accès ; mais qu’on adhère ou pas à cette lecture de l’œuvre, j’ai le sentiment en tout cas qu’elle est cohérente et que le concept fonctionne très bien ! Et puis, je dois dire que les conditions de travail à l’Opéra Bastille sont vraiment très agréables pour les artistes.
Vous êtes en tout cas habitué aux mises en scène un peu atypiques : vous avez participé, au Palais Garnier, au Cosi d’Anne Teresa De Keersmaeke, qui était en partie chorégraphié, ou encore à la Manon d’Olivier Py…
Oui, c’est chouette de s’éloigner des mises en scène dites traditionnelles de temps à autre et je n’ai rien contre, au contraire : cela permet de voir ces œuvres sous un autre jour, à travers un prisme ou un angle de vue différent. En fait, la seule chose qui me dérange vraiment, c’est lorsque j’ai le sentiment que le metteur en scène ne connaît pas l’œuvre. Le plus important pour moi, c’est qu’il soit préparé, et qu’il ne soit pas là juste pour plaquer un concept général sur l’opéra sans le connaître, sans tenir compte de ce que disent le texte et la musique. Cela arrive parfois… En ce cas, on fait de son mieux, on patiente, et on se dit : « Ça va passer ! Dans deux mois, c’est terminé ! ».
Concernant l’évolution de votre répertoire, vous avez cet automne chanté pour la première fois Le Chant de la terre de Mahler… Doit-on y voir un élargissement de votre répertoire vers les compositeurs germaniques ?
Pour Le Chant de la terre, on m’avait dit que ce serait une version orchestralement « allégée » : la version Schönberg [2]. Finalement, ce n’était pas ça du tout, c’était au moins la version Schönberg puissance 6 ! Les cordes étaient augmentées, les bois doublés… Mais cela s’est bien passé, je me suis senti assez à l’aise même si j’étais nerveux car cela faisait six mois que je n’étais pas monté sur scène. Ceci dit je ne m’attaquerais pas à la version originale de Mahler… Mais ce qui me fascine dans cette œuvre, c’est la prosodie, la correspondance entre la musique et les mots. J’aime beaucoup l’allemand, j’adore chanter dans cette langue (je la trouve infiniment expressive), même si cela ne m’arrive pas très souvent.
Votre répertoire est très vaste, il va du baroque à l’opéra contemporain : vous avez notamment chanté deux fois des œuvres de Thomas Adès, La Tempête, et L’Ange exterminateur, que vous avez créé à New York. C’est important pour vous de ne pas négliger la musique d’aujourd’hui, voire la création ? Comment travaille-t-on une partition contemporaine ? De la même façon qu’une partition ancienne ?
J’adore l’opéra contemporain. J’ai vraiment beaucoup aimé travailler avec Thomas Adès, et il est d’ailleurs prévu que je chante de nouveau La Tempête. Caliban est même à coup sûr un de mes rôles préférés ! Personnellement je travaille la musique contemporaine exactement de la même façon que toute autre musique, je sais simplement qu’il me faudra sans doute un plus long temps d’apprentissage. Mais en même temps, c’est très stimulant d’être sans cesse déstabilisé, par le changement de métrique, la rythmique… J’aime le fait que la ligne musicale soit brisée, qu’il y ait des sons disjoints : cela donne à la musique un caractère impulsif, spontané et changeant qui me plaît beaucoup. Par ailleurs, il est évident que jouer des opéras contemporains, créer des œuvres nouvelles contribue à faire vivre le genre, c’est absolument indispensable. Il nous appartient de montrer que l’opéra est non seulement un art vivant, mais aussi un art qui a un avenir !
[1] L’interview a été réalisée le mercredi 9 décembre, avant que ne soit annoncée la prolongation de la fermeture des salles de spectacles.
[2] Il s’agit d’une version dépouillée, destinée à un ensemble de chambre constitué de treize instrumentistes.
Questions Quizzz...
- Y a-t-il un rôle que vous adoreriez chanter, même s’il n’est pas (ou pas encore) dans vos cordes?
Le Duc de Mantoue et Roméo. Et, dans le domaine de l’improbable (en tout cas pour l’instant !), Calaf et Caravadossi.
- Qu’est-ce qui vous plaît le plus dans le métier?
Rencontrer des gens ! J’ai le bonheur de faire un métier d’ouverture et de partage. Pour chanter, il faut être en permanence dans une posture d’ouverture aux autres et de don. Le chant, en fait, m’a permis d’une certaine manière de me construire, de vaincre une timidité que je pouvais avoir en moi, d’être à l’aise avec moi-même. On apprend, en chantant, à affronter nos peurs et à gérer le risque ou le stress, pour en tirer quelque chose de positif. C’est finalement une excellente thérapie !
- Ce qui vous plaît le moins ?
L’éloignement de mes proches. La solitude également, encore qu’elle s’apprivoise. Et le fait de perdre mon temps en répétitions quand je constate qu’un metteur en scène n’est pas prêt !
- Qu’auriez-vous pu faire si vous n’aviez pas chanté ?
J’avais commencé des études en « Sciences de la santé », mais la musique m’a vite rattrapé. Pas tout de suite le chant d’ailleurs : c’est vraiment le désir de composer qui m’a fait « entrer en musique » ! Je me suis présenté au conservatoire en « piano » et en « chant » : c’est dans le chant qu’on m’a donné ma chance, et je l’ai saisie.
- Une activité favorite quand vous ne chantez pas ?
Je joue du piano. S’il y a bien une chose que cette pandémie m’a apprise sur moi-même, c’est que je suis musicien, jusqu’à la mort ! Et j’écoute aussi beaucoup de musique, mais plutôt instrumentale. Je suis fan, par exemple, des pianistes Brad Mehldau ou Eldar Djangirov.
- Un artiste ou une œuvre, en dehors du domaine musical, que vous appréciez particulièrement?
Kandinsky. Mais est-on vraiment en dehors du domaine musical ? Ses tableaux, pour moi, sont de la musique ! Dès que je regarde une de ses œuvres, j’entends de la musique, automatiquement. C’en est presque surnaturel !
- Y a-t-il une cause qui vous tient particulièrement à cœur ?
Toutes les causes humanistes sont importantes. Même si les artistes sont évidemment touchés par la crise engendrée par le coronavirus, je me considère comme privilégié et chanceux. Aider les gens qui ont moins de chance est primordial, peu importent les moyens utilisés pour y parvenir. Il s’agit, en quelque sorte, de redistribuer aux autres un peu de la chance qu’on a soi-même…