Il est toujours temps de s’embarquer pour l’Alagnomanie !
Avouons d’emblée un péché inavouable : personnellement je ne suis pas un inconditionnel de Roberto Alagna. Pas tant du ténor dont je respecte l’immense carrière internationale, une carrière bien ancrée dans la durée, qui a su évoluer en fonction de l’évolution de la voix de l’interprète. C’est plutôt le personnage public qui m’a le plus souvent agacé. Celui qui a voulu forcer les portes du succès mondial, lorsqu’à la mort de Luciano Pavarotti il a tout fait pour s’affirmer comme son seul héritier, de manière à prendre sa succession dans la médiatisation planétaire. Malheureusement pour lui, cela ne lui a réussi que partiellement, sa popularité ne franchissant jamais vraiment les limites du genre opératique. D’ailleurs il n’y en a que quelques-uns ou que quelques-unes qui y soient parvenus : Pavarotti, justement, Maria Callas, bien sûr, probablement Kiri Te Kanawa et Plácido Domingo, plus récemment Cecilia Bartoli et Jonas Kaufmann. Et encore… Sans compter les chanteurs de variétés qui se sont essayés à l’opéra, tels Mario Lanza et Andrea Bocelli… À cette différence près que pour Pavarotti la popularité est venue tout spontanément, sans qu’il la recherche vraiment, et il en a peut-être été piégé…
À cela, venant s’ajouter l’amoureux transi qui, par deux fois, a voulu jouer de sa vie privée à la scène. Ce n’est pas le seul, mais quand même… Qu’il soit nécessaire de s’aimer au quotidien pour bien rendre les amours de Mario Cavaradossi et de Tosca ou autres Roméo et Juliette, cela ne s’inscrit pas vraiment dans les meilleures cordes d’un acteur sachant incarner les sentiments de tout héros à tout âge…
Passons… En assistant au retour du ténor Salle Gaveau, à un peu plus de deux ans d’écart de son dernier triomphe, il faut tout de même se rendre à l’évidence de la maestria d’un artiste d’exception. Dès les premières répliques du récitatif précédant l’air de Sigurd, le spectateur est aussitôt envoûté par un phrasé unique, par la manière de placer la voix, par l’art de l’élocution, par une diction exemplaire – qui se confirme d’ailleurs dans la seconde moitié du programme, consacrée à l’opéra italien –, puis, dans l’air à proprement parler, par une aisance nullement forcée, par un aigu toujours solide, par la noblesse du legato. Enfin, par un métier éprouvé. Certes, le programme du concert est savamment concocté par un équilibre qui fait s’alterner les pièces chantées aux interventions orchestrales, les morceaux sont choisis en fonction des moyens actuels de l’interprète, la salle est loin d’avoir l’étendue de la Philharmonie ni même du Théâtre des Champs-Élysées. Mais comment ne pas succomber à la séduction des aspirations de Vasco de Gama, précédées du récitatif, et à la stabilité du haut du registre, malgré quelques imperceptibles écarts de justesse ? Comment ne pas céder à l’autorité de l’accent de la prière de Rodrigue, encore introduite par le récitatif, la maîtrise des transitions, la puissance de l’aigu ? Comment ne pas se laisser enflammer par le transport du Condamné, rôle que le chanteur a lui-même créé en 2007, vécu de manière sensiblement dramatique ?
Ainsi pour le répertoire italien. À l’éclat du défi lancé par Gabriele Adorno dès son récitatif, fait écho la vaillance de la cavatine, suivie de l’expressivité paradisiaque de la cabalette. La méditation de la vengeance chez Canio se singularise par la franchise de la projection. La tentative d’autodéfense d’Andrea Chénier est rendue avec la plus grande intensité. De même que c’est par une profonde passion que s’exprime la déclaration de Loris. La catharsis engendrée par la mort d’Otello concluant le concert dans des pianissimi à donner le frisson, le sens de la scène menant l’interprétation de l’acteur jusqu’au coup de poignard fatal.
Jean-Yves Ossonce dirige avec compétence l’Orchestre Colonne dont on retient la douceur des cordes dès l’adagietto de L’Arlésienne. Puis l’harmonie des vents parfaitement maîtrisés dans l’Ouverture de Mireille et la solennité des percussions et des cuivres dans l’intermède du Dernier jour d’un condamné, au crescendo troublant. Quelque peu bruyants dans les brumes du prélude d’Attila, les vents connaissent quelques écarts dans l’intermède de Pagliacci, avant de se conjuguer à la prodigieuse mélodie des cordes dans les morceaux correspondants de Cavalleria rusticana et de Fedora. Sublime flûte traversière dans le premier.
Dans ces conditions, mêmes les trémolos de « Granada », d’« O sole mio » et de « Funiculì, funiculà » sont des pépites, les deux chansons napolitaines étant entonnées en compagnie d’un copain youtuber, ténor amateur à ses jours. La comparaison est impitoyable pour ce dernier mais la grandeur d’âme de l’artiste est de l’avoir convié à ce petit quart d’heure de gloire.
Ovation du public. Merci, Roberto !!! Chapeau, monsieur Alagna. Il est toujours temps de s’embarquer pour l’Alagnomanie.
Roberto Alagna, ténor
Orchestre Colonne, dir. Jean-Yves Ossonce
Ernest Reyer – Sigurd, « Le bruit des champs s’éteint dans la forêt immense » (Sigurd)
Georges Bizet – L’Arlésienne, Suite n° 1 (adagietto)
Giacomo Meyerbeer – L’Africaine, « Ô Paradis, sorti de l’onde » (Vasco de Gama)
Charles Gounod – Mireille, Ouverture
Jules Massenet – Le Cid, « Ô souverain, ô juge, ô père » (Rodrigue)
David Alagna – Le Dernier jour d’un condamné, Intermezzo
David Alagna – Le Dernier jour d’un condamné, « Non, je ne suis pas un impie » (le Condamné)
Giuseppe Verdi – Attila, Preludio
Giuseppe Verdi – Simon Boccanegra, « O inferno! Amelia qui! L’ama il vegliardo!… // Sento avvampar nell’anima // Pietoso cielo, rendila » (Gabriele Adorno)
Ruggero Leoncavallo – Pagliacci, Intermezzo
Ruggero Leoncavallo – Pagliacci, « No! Pagliaccio non son! » (Canio)
Pietro Mascagni – Cavalleria rusticana, Intermezzo
Umberto Giordano – Andrea Chénier, « Sì, fui soldato » (Andrea Chénier)
Umberto Giordano – Fedora, Intermezzo
Umberto Giordano – Fedora, « Amor ti vieta di non amar » (Loris Ipanoff)
Giuseppe Verdi – Otello, « Niun mi tema » (Otello)
Paris, Salle Gaveau, jeudi 11 janvier 2024