Une nouvelle production de l’Otello de Verdi avec Gregory Kunde pour le 220e anniversaire du théâtre de Plaisance : applaudissements de toute l’Émilie et « fuoco di gioia ! »
Une tragédie de tous les temps avec d'élégants costumes du XIXe siècle
Le Théâtre municipal de Plaisance a fêté ses 220 ans et, pour inaugurer les célébrations, il a présenté une nouvelle production d’Otello de Giuseppe Verdi le 15 décembre 2023, en coproduction avec le Théâtre municipal de Modène, le Théâtre municipal de Reggio Emilia, le Théâtre Coccia de Novare et le Théâtre social de Rovigo. Entre le 15 décembre 2023 et le 21 janvier 2024, des représentations de l’opéra ont eu lieu dans les trois villes émiliennes et le public a toujours applaudi avec enthousiasme. L’opéra dramatique, composé par Verdi sur un livret d’Arrigo Boito, basé sur la tragédie shakespearienne du même nom, a confirmé son statut de chef-d’œuvre que, depuis sa création à la Scala le 5 février 1887, le public et la critique avaient unanimement salué.
Le metteur en scène Italo Nunziata a qualifié Otello de « tragédie de tous les temps et de toutes les époques » et l’a situé « dans les dernières décennies du XIXe siècle, comme pour souligner sa nature de drame bourgeois … La jalousie comme une pièce fermée, dont il n’est possible de s’échapper que par l’anéantissement total de la cause de cette obsession déchirante ». Les scènes sont brutes et intemporelles, les personnages sont comme emprisonnés entre des murs mobiles cuivrés et rouillés, éclairés par des lumières obliques et parfois traversés par des images projetées en arrière-plan. La dramaturgie joue un rôle prépondérant.
Une distribution intragénérationnelle avec trois interprètes exceptionnels
De tous, Luca Micheletti (qui alterne depuis des années le rôle de chanteur avec celui d’acteur) est celui qui maîtrise le mieux la scène. Il joue et chante impeccablement et son Credo est exemplaire.
Dans le rôle-titre, Gregory Kunde, avec bientôt soixante-dix printemps, chante avec un charisme extraordinaire. Malgré quelques fluctuations de la voix, son interprétation est de grande qualité, avec un phrasé raffiné et expressif. À ses côtés, Francesca Dotto est une jeune Desdemona :elle aborde ce rôle pour la première fois. Avec finesse, elle parvient à rendre à la fois la délicatesse naïve et la noble dignité de la victime innocente. Sa voix est intense dans le milieu du registre, limpide dans l’aigu et modulée dans un phrasé soigné. La Canzone del salce est touchante.
La direction de Leonardo Sini a été appréciable : âgé d’une trentaine d’années, il fait ses débuts dans cet opéra, sachant créer une belle cohésion entre les musiciens et les chanteurs. L’Orchestra dell’Emilia Romagna répond bien en termes de couleurs et différencie les situations émotionnelles du drame, se distinguant par un fracas héroïque à l’ouverture du drame, mais entonnant des accents instrumentaux délicats dans les moments les plus intimement lyriques. Le chœur du théâtre municipal de Plaisance et les Voci Bianche du Conservatoire Nicolini ont constitué une excellente formation.
Une action forte en direction des jeunes
Les organisateurs ont le mérite d’avoir pleinement impliqué les jeunes : en plus des quinze enfants choristes, Plaisance a offert à toutes les écoles une répétition ouverte et aux jeunes de dix-huit ans une entrée gratuite à la première, et a confié aux étudiants du Liceo Respighi la présentation de l’opéra. Reggio Emilia a lancé le projet Opera nell’Opera avec le Liceo Artistico Chierici, grâce auquel les étudiants ont créé l’image graphique des opéras au programme en 2023-2024 et ont mis en place une exposition dans le foyer du théâtre.
« Sans-culotte » ou sans maquillage, Otello reste toujours un chef-d'œuvre
Cela dit, un regard sur la perspective historique permet de saisir quelque chose de plus. Contrairement à une tradition établie, le metteur en scène a renoncé au maquillage noir pour Otello. Dans le livret du théâtre, la musicologue Ilaria Narici aborde le problème du blackface dans l’article « Vedere e ascoltare la nerezza ». Historiquement, le blackface était un acteur blanc qui, entre le XIXe et le XXe siècle aux États-Unis, se noircissait la peau pour jouer un personnage noir. Ces dernières années, cette pratique a parfois été critiquée comme étant raciste. En réalité, les thèmes de l’ethnicité et de la difficile intégration sociale sont au cœur de la tragédie shakespearienne et de l’opéra de Verdi. Otello commence par chanter : « Esultate! L’orgoglio musulmano sepolto è in mar » (« Réjouissez-vous ! l’orgueil musulman est enseveli dans la mer ! » ; dans la scène suivante, il s’exclame : « Son io fra i Saraceni? / O la turchesca rabbia è in voi trasfusa / da sbranarvi l’un l’altro? » (« Suis-je parmi les Sarrasins ? Ou bien la fureur turque est-elle passée en vous au point que vous vous déchiriez l’un l’autre ? »). Jago déclare : « A Desdemona bella, / Presto in uggia verranno i foschi baci / Di quel selvaggio dalle gonfie labbra » (« la belle Desdémone, que tu adores secrètement, prendra vite en grippe les baisers de ce sauvage lippu »). Dans le finale, Desdémone rappelle que la « povera ancella» (« la pauvre servante ») de sa mère s’appelait Barbara (nomen-omen) et, par ailleurs, le nom de Jago fait allusion à Santiago de Compostela El Matamoros (Tueur de musulmans). Des mots forts, que le contexte historique aide à comprendre. Shakespeare a tiré l’intrigue d’une nouvelle de l’Hecatommithi (1565) de Giovan Battista Giraldi, et aucune date n’est donnée dans sa tragédie. Toutefois, il est raisonnable de supposer que la victoire d’Othello sur les Maures et sa nomination comme gouverneur de Chypre font allusion à la bataille de Lépante (1571) et à la guerre de Chypre (1570-1573) : des affrontements cruciaux entre deux civilisations. Othello est par définition maure, c’est-à-dire étranger et différent. Il est significatif que le 26 novembre 1792, pour rendre hommage à la République française dans sa première année d’existence, Othello, ou le More de Venise soit représenté à Paris au Théâtre de la République dans l’adaptation de Jean-François Ducis : le dramaturge justifie son choix en écrivant que le « sans-culotte Othello » est un « bon et fier Africain », garant de la stabilité politique de la lagune vénitienne. En revanche, dans Les Frères Karamazov, Fiodor Dostoïevski cite Pouchkine et écrit : « Othello n’est pas jaloux, il a confiance… Son âme est en lambeaux, et si son regard sur le monde est comme éteint, c’est que son idéal s’est effondré… Ce sont les autres qui l’incitent, qui l’instiguent » : Othello apparaît ainsi comme une tragédie de l’envie et de la manipulation.
Les chefs-d’œuvre, on le sait, ont la particularité de rester significatifs à travers les siècles. Otello reste toujours d’actualité en tant que drame de la jalousie – mais auus pour de nombreux autres sujets !
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Retrouvez Luca Micheletti en interview ici !
Otello : Gregory
Jago : Luca Micheletti
Desdemona : Francesca Dotto
Cassio : Antonio Mandrillo
Lodovico : Mattia Denti
Emilia : Carlotta Vichi
Roderigo : Andrea Galli
Montano : Alberto Petricca
Un araldo : Eugenio Maria Degiacomi
Orchestra dell’Emilia Romagna Arturo Toscanini e Coro del Teatro Municipale di Piacenza e Voci Bianche del Conservatorio Nicolini (dir. Corrado Casati et Giorgio Ubaldi)
Direction : Leonardo Sini
Mise en scène : Italo Nunziata
Décors : Domenico Franch
Costumes : Artemio Cabassi
Lumières : Fiammetta Baldiserri
Otello
Dramma lirico en quatre actes de Giuseppe Verdi, livret d’Arrigo Boito d’après la tragédie de Shakespeare, créé au Teatro alla Scala de Milan le 5 février 1887.
Reggio Emilia, Teatro Municipale Romolo Valli, 21 janvier 2024