En mai 2020, cette Chauve-Souris prenait son envol pour un voyage quelque peu mouvementé : créée à huis-clos pendant la crise sanitaire (mais capté par France Télévisions), elle s’est ensuite posée à Avignon puis, tout récemment, à Toulon… avant de revenir à Rennes – pour être enfin offerte au public – et d’achever sa course à Angers puis Nantes en février-mars prochains.
Disons-le d’emblée : nous avons assisté hier soir à l’un des spectacles les plus aboutis qu’il nous ait été donné de voir ces derniers temps – un spectacle accueilli par un public débordant d’enthousiasme et dont le bonheur se lisait explicitement sur le visage des spectateurs quittant le théâtre. Les premiers responsables de ce triomphe ? Le chef Claude Schnitzler et le metteur en scène Jean Lacornerie.
Ce furent, pour le premier, des retrouvailles émues et émouvantes avec Rennes et son public (il a dirigé l’Orchestre de la ville et l’Orchestre de Bretagne dans les années 80-90, et s’est produit régulièrement à l’Opéra de Rennes). Fin connaisseur de ce répertoire en général et de cette œuvre en particulier (il dirigea La Chauve-Souris à la Volksoper de Vienne), le chef français fait véritablement couler le Wiener Blut dans les veines des musiciens rennais : le tempo de « O je, wie rührt mich dies » ou de l’hymne au Roi Champagne est trépidant mais sans jamais se départir de sa nécessaire élégance ; la célébrissime valse du bal d’Orlovsky, portée par des cordes somptueuses, est d’une classe absolue ; et ici ou là on sent poindre, comme il se doit, cette indéfinissable nostalgie (la première section de la csárdás, le célèbre « Brüderlein und Schwesterlein »…) qui donne à la partition de Strauss, au-delà de son irrésistible enjouement, sa saveur si particulière. Du grand art – grâce, également, aux impeccables prestations de l’Orchestre National de Bretagne et du chœur Mélisme(s) –, que viendra récompenser, à l’issue de la représentation, la remise de la Médaille de la Ville à un Claude Schnitzler ému, reconnaissant, et tout surpris de faire l’objet de cette juste reconnaissance.
La mise en scène de Jean Lacornerie est, quant à elle, un petit miracle d’élégance, de justesse et de drôlerie. Renonçant, et c’est tant mieux, aux relectures intellectualisantes dont l’intrigue imaginée par Meilhac et Halévy n’a que faire[1], le metteur en scène français – secondé par Bruno de Lavenère (pour une scénographie astucieuse et élégante) et Raphaël Cottin (qui signe une chorégraphie décalée, parfaitement dans l’esprit de la mise en scène) -, insuffle à l’œuvre de Strauss un rythme endiablé et multiplie les trouvailles qui font mouche, sans jamais une once de vulgarité, sans jamais avoir à « tordre » le livret pour servir sa propre vision. Il réussit ainsi ce tour de force de respecter absolument l’esprit de l’œuvre tout en étant profondément original. Chapeau bas !
Il est secondé en cela par une formidable troupe de chanteurs-acteurs. Tous sont à citer : Horst Lamnek, hilarant directeur de prison ; Thomas Tatzl, impeccable Docteur Falk, à la ligne de chant extrêmement soignée (superbe « Brüderlein und Schwesterlein » au finale du II) ; Stephanie Houtzeel, qu’un maquillage splendide transforme en un Orlofsky étonnant, et qui délivre un très beau « Ich lade gern mit Gäste ein » au cours duquel iel (!!) multiplie les apparitions et disparitions de bouteilles de vin dans un numéro de prestidigitation irrésistible ; Miloš Bulajic, plus vrai que nature dans le rôle du ténor incontrôlable, obsédé par son chant et ses aigus ; Claire de Sévigné, pétillante Adèle au timbre léger et au chant agile ; Eleonore Marguerre, Rosalinde au timbre opulent mais non avare d’aigus, à la ligne de chant un peu raide au I mais beaucoup plus à son aise au II où elle délivre une csárdás parfaitement maîtrisée ; Stephan Genz a quant à lui paru en légère méforme, avec une voix à la projection un peu difficile ce soir – ce qui n’ôte rien à son implication ni à l’humour de son incarnation.
Mais contre toute attente, celle qui rafle la mise en cette soirée d’opéra aura été… une actrice. Incroyable, formidable, irrésistible Anne Girouard : véritable « Madame Loyale », présente constamment sur scène durant les 2h15 d’un spectacle donné sans entracte, elle assume à elle seule les dialogues parlés de tous les personnages avec un naturel et un humour confondants, et campe un Frosch (le gardien de prison) qui fait littéralement se tordre de rire tout le public. Du très grand art, salué comme il se doit par une formidable ovation ! Anne Girouard, pour nous, ce ne sera plus seulement la Reine Guenièvre de Kaamelott : ce sera aussi et surtout l’incroyable narratrice de cette inoubliable Chauve-Souris.
Un spectacle rare, on vous dit ! Précipitez-vous à Rennes, Angers ou Nantes : il reste encore (quelques) places. Et formons des vœux pour que cette Chauve-Souris reprenne prochainement son vol pour d’autres villes de France… et que Jean Lacornerie retrouve très vite le chemin de l’opéra !!
————————————————————
[1] Ni la lecture de Hans Neuenfels, à Salzbourg en 2001, mettant au jour une supposée décadence morale et politique de l’Autriche, ni celle de Célie Pauthe, dénonçant la Shoah, pour l’Académie de l’Opéra de Paris en 2019, n’avaient – c’est le moins qu’on puisse dire… – réellement convaincu…
Gabriel Von Eisenstein : Stephan Genz
Rosalinde : Eleonore Marguerre
Adèle : Claire de Sévigné
Ida : Veronika Seghers
Alfred : Miloš Bulajić
Docteur Falke : Thomas Tatzl
Docteur Blind : François Piolino
Franck : Horst Lamnek
Prince Orlofsky : Stephanie Houtzeel
Narratrice et Frosch : Anne Girouard
Orchestre National de Bretagne, dir. Claude Schnitzler
Chœur de chambre Mélisme(s), dir. Gildas Pungier
Mise en scène : Jean Lacornerie
Scénographie costumes : Bruno de Lavenère
Lumières : Kevin Briard
Chorégraphie collaboration artistique : Raphaël Cottin
Dramaturge Assistante à la mise en scène : Katia Krüger
La Chauve-souris (Die Fledermaus)
Opérette en trois actes de Johann Strauss II (1874) sur un livret de Richard Genée et Karl Haffner d’après Le Réveillon de Meilhac et Halévy, créée au Theater an der Wien de Vienne le 5 avril 1874.
Opéra de Rennes, représentation du lundi 29 janvier 2024.