Concert essentiellement consacré à Mozart à l’Auditorium Giovanni Agnelli – Lingotto de Turin, dont le point d’orgue fut l’exécution du Requiem de Mozart dirigé par Teodor Currentzis.
Le point d’orgue de cette soirée fut le Requiem de Mozart, mais la première partie du programme comportait une page de la maturité de Mozart, le Concerto n° 24 en ut mineur pour piano et orchestre KV 491, l’avant-dernier de la série à succès composée à Vienne dans les années 1784-86, qui, avec sa tonalité d’ut mineur, semble vouloir retrouver le tempérament romantique du KV 466, et ce avec une orchestration comprenant trompettes et timbales. Un concerto dont Massimo Mila avait souligné l’aspect « démoniaque », robuste et dramatique dans l’Allegro, presque romantique et schumannien dans le Larghetto. Cependant, le choix par la soliste Olga Paščenko d’un pianoforte – une copie d’un Hammerklavier de 1792 avec un diapason de 430 Hz – a fortement atténué l’aspect expressif : l’instrument est certes similaire à celui utilisé par Mozart, mais sa sonorité s’est avérée inadaptée aux dimensions d’un auditorium moderne de 1900 places comme la salle Giovanni Agnelli du Lingotto. Malgré la transparence et la légèreté de l’orchestre (mais on aurait pu faire plus et surtout réduire sa taille), le son de la flûte ou de la clarinette suffisait à couvrir les notes de l’instrument, qui n’apparaissaient pratiquement que dans les moments de solo. En bref, l’effet produit était celui du son d’un piano venant d’une autre pièce !
C’est donc surtout dans les pièces hors programme que l’on a pu admirer les qualités de la pianiste russe : dans le Concerto en ré majeur pour clavecin et orchestre à cordes de Dmitry Bortnjansky, son toucher fluide et brillant ; dans le Rondo à l’ingharese [sic] en sol majeur, quasi un capriccio « Die Wut über den verlorene Groschen » (Colère pour un sou perdu) op. 129 de Ludwig van Beethoven – une grande agilité et une grande précision dans une page de virtuosité exigeante, mises en oeuvre dans un « morceau d’esprit » inhabituellement long – 449 mesures – laissé inachevé par le compositeur et probablement complété par Diabelli qui le publia 32 ans plus tard. Un exemple de l’humour de Beethoven, mais aussi une pièce pleine de dispositifs rythmiques ingénieux, brillamment mis en valeur par Olga Paščenko.
La deuxième partie de la soirée comprend donc le Requiem de Mozart, mais le chef d’orchestre gréco-russe le fait précéder de la Musique funèbre maçonnique KV 477 (avec l’inclusion, toutefois, du chœur) et d’un Requiem grégorien chanté par certaines des voix masculines du chœur dans l’obscurité presque totale de la salle. Dans les tons raréfiés et les silences de cette musique, les notes pleureuses des bassons d’abord, puis des cors de basset de l’Introitus, s’insèrent sans transition. Pianissimo, mais avec un sens dramatique croissant et avec l’impression d’une lumière réapparaissant lentement, le premier numéro d’une composition étrange mais toujours très émouvante se déploie avec solennité. C’est une pièce qui fut jouée dans les grandes occasions : en 1840 aux Invalides pour le retour des cendres de Napoléon à Paris ; en 1847, elle fut dirigée par Wagner lui-même à Dresde au profit des veuves et des orphelins de guerre ; en 1849 à l’église de la Madeleine pour les funérailles de Chopin. En pleine guerre, le 150e anniversaire de la mort du compositeur est célébré à Rome dans l’église Santa Maria degli Angeli avec son Requiem. C’était en décembre 1941, Victor de Sabata était au pupitre et les solistes étaient Maria Caniglia, Ebe Stignani, Beniamino Gigli et Tancredi Pasero.
Teodor Currentzis a interprété la dernière œuvre de Mozart à de nombreuses reprises et l’a également enregistrée pour un CD Alpha-Classic avec l’orchestre musicAeterna, un ensemble qu’il a fondé en 2004 avec de jeunes musiciens de différents pays. La personnalité humaine et musicale de Currentzis transcende l’expertise technique et fait de lui le démiurge d’une expérience initiatique pour l’auditeur. La partition est révélée sous un nouveau jour, avec des couleurs différentes de l’ordinaire, peut-être même avec un certain arbitraire dans le timing et le volume sonore, mais cela n’a pas d’importance. Ce qui compte, c’est l’émotion naissant du mélange de sons et de silences, d’obscurité et de lumière, de piani et de forte, de chuchotements et de cris dont tous les musiciens sont les protagonistes. Avec Currentzis, la performance musicale n’est pas une re-présentation philologique et cristallisée, mais un moment performatif où s’affirme le hic et nunc de l’interprétation. Ainsi, les voix graves de ‘Tuba mirum’ vous prennent directement aux tripes, les contrastes entre les voix féminines et masculines de ‘Confutatis’ présentent une nouvelle dimension spatiale et théâtrale, tout comme les silences angoissés de ‘Lacrimosa’. Currentzis se préoccupe peu de distinguer ce qui relève du « vrai » Mozart et ce qui a été achevé par Süßmayr, et les fugues perdent ici un peu de la scolastique de l’écriture de l’élève…
Un concert mémorable grâce également à l’excellence de l’orchestre et du chœur, dont chaque intervention restera longtemps dans les mémoires pour sa précision et son intonation inégalées, son homogénéité et la qualité du son, les nuances de couleurs et l’expressivité. Les solistes, peu connus, étaient également de haut niveau : Elizaveta Svešnikova soprano, Andrej Nemzer contre-ténor, Egor Semenkov ténor, du même chœur, et Alexej Tikhomirov basse.
Olga Paščenko, pianoforte
Elizaveta Svešnikova, soprano
Andrej Nemzer, contre-ténor
Egor Semenkov, ténor
Alexej Tikhomirov, basse
Orchestre et chœur musicAeterna, dir. Teodor Currentzis
Mozart, Concerto n° 24 en ut mineur pour piano et orchestre KV 491
Bortnjansky, Concerto en ré majeur pour clavecin et orchestre à cordes
Beethoven, Rondo a capriccio en sol majeur, op. 129
Mozart, Musique funèbre maçonnique KV 477
Mozart, Requiem
Turin, Auditorium Lingotto, concert du 16 mars 2024