Avec ce Tour d’écrou, le public bruxellois peut enfin applaudir le spectacle imaginé par Andrea Breth qu’il n’avait jusqu’alors pu voir qu’en streaming, pandémie oblige…
Malgré un accueil critique assez frais lors de sa création (à Venise en 1954), Le Tour d’ écrou fait partie des ouvrages de Britten ayant acquis une belle notoriété. On se souvient, en France, de l’unique production de l’œuvre par l’Opéra de Paris, avec un spectacle donné Salle Favart en février 86 (Michael Hampe mettait en scène, John Pritchard dirigeait), puis, dix ans plus tard, du spectacle coproduit par Caen, Rouen et Rennes, ou encore des soirées aixoises de 2001 (spectacle de Luc Bondy, direction musicale Daniel Harding), et Bordeaux en 2008 (mise en scène Dominique Pitoiset). Pourtant, en dépit de ces diverses réussites, l’œuvre n’est pas la plus représentée parmi les opéras composés par Britten, aussi se réjouit-on de la voir actuellement mise en scène à la Monnaie de Bruxelles, d’autant que le spectacle, initialement programmé en 2021, n’avait pu, en raison de la pandémie, faire l’objet que d’une diffusion en streaming… L’occasion nous est donc donnée de découvrir en live la lecture de Andrea Breth – et de confirmer la très bonne impression que nous avait laissée la captation : œuvre étrange, dont la profondeur émane de l’ambiguïté (elle n’apporte jamais de réponses claires et franches aux interrogations qu’elle fait naître et autorise de multiples interprétations – moins nombreuses, cependant, que dans la nouvelle d’Henry James dont s’inspire la librettiste Myfanwy Piper), Le Tour d’écrou se présente comme un huis-clos étouffant, au charme vénéneux et oppressant, ce que renforce tout à la fois la brièveté de l’œuvre et la présence récurrente du thème de l’écrou, réapparaissant 15 fois (en faisant l’objet de variations), suggérant ainsi le joug sous lequel se trouvent les deux enfants et l’enfermement, l’asphyxie psychologiques qui les mèneront progressivement à leur perte.
La force du spectacle d’Andrea Breth réside dans la grande adéquation de sa lecture au livret et à la musique de Britten. L’esthétique du spectacle oscille entre un « réalisme stylisé » à la Hopper (lignes géométriques épurées et perspectives accentuées, palette de couleurs plutôt sombres rehaussées par des lumières artificielles, rasantes et blafardes) et un surréalisme à la Magritte, avec des objets ou des personnes qui n’apparaissent pas là où on les attend, des chaises qui se déplacent toutes seules, des pianos qui « avalent » les personnes,… Plus que « l’horreur » que l’on serait en droit d’attendre de cette ghost story, avec, à la clé, apparitions plus ou moins terrifiantes de revenants à la physionomie effrayante, c’est une sorte de malaise généralisé – et allant grandissant – que le spectacle distille. Un malaise et une forme d’inconfort accentués par le fait que la lecture d’ Andrea Breth (elle est en cela parfaitement conforme à la nouvelle de James) génère beaucoup plus d’interrogations que d’affirmations : les enfants sont-ils vraiment innocents au tout début de l’ouvrage ? (Sur ce point, la metteuse en scène insiste cependant un peu trop, selon nous, sur le mal qui les habite dès le lever du rideau, avec le grand couteau que manipule Miles et les poses provocantes que prend Flora…) La gouvernante est-elle finalement aussi bienveillante qu’elle le laissait paraître ? La scène au cours de laquelle elle punit Flora en lui tirant violemment l’oreille laisse poindre une violence presque équivalente à celle de Miss Jessel, les silhouettes des deux femmes pouvant d’ailleurs fréquemment se confondre au cours du spectacle. De fait, et c’est sans doute ce qui intéresse le plus dans cette mise en scène, aucun personnage ne saurait incarner à lui seul le Bien ou le Mal. Tous semblent presque interchangeables, chacun d’entre eux représentant in fine une sorte d’enveloppe vide accueillant au gré des événements tout ce que l’être humain peut contenir de bon et – surtout – de moins bon : innocence, ou nostalgie d’une innocence perdue, tentation du mal, perversité, violence verbale ou physique,… C’est également ce que semble suggérer le Prologue, dans lequel le narrateur est incarné par un interprète autonome (et non pas par le même chanteur que celui incarnant Quint, comme ce fut le cas à la création), mais qui laisse la place, pendant quelques secondes, à un autre interprète incarnant le tuteur des enfants (le temps de chanter les propos que ce tuteur est censé avoir tenu quelque temps auparavant), interprète qui se révélera être quelques minutes plus tard également celui de… Peter Quint !
Musicalement, on retrouve (presque) tous les interprètes de 2021. Nouveaux venus dans la troupe, Allison Cook (Miss Jessel), Samuel Brasseur Kulk et Noah Vanmeerhaeghe (Miles) s’intègrent parfaitement au spectacle : la première campe une Miss Jessel très assurée vocalement, avec un timbre assez opulent qui contraste de façon bienvenue avec celui de Sally Matthews, laquelle propose de la gouvernante un portrait fort, avec une intéressante progression dramatique : la voix tout d’abord quelque peu sur la réserve, ce qui permet d’évoquer la relative timidité du personnage lors de son arrivée à Bly, et de ménager une belle évolution vers les pages plus dramatiques des scènes finales. Miles, donc, est incarné par deux garçons, aux voix d’une fraîcheur et d’une musicalité indéniables, et tout comme est indéniable l’aisance scénique de ces deux jeunes interprètes. En Flora, la jeune Katharina Bierweiler fait déjà preuve d’une étonnante assurance vocale, et renouvelle sa belle prestation de 2021. Distribuer Ed Lyon en narrateur du prologue est presque un luxe : le ténor britannique profite de la scène qui lui est dévolue pour faire valoir ses qualités de timbre et le large nuancier dont il dispose (joli diminuendo sur « offhand and gay » !). Carole Wilson parvient dans son jeu comme dans son chant à faire habilement transparaître le vécu sombre dont son personnage est porteur. Enfin, Julian Hubbard est un excellent Peter Quint, inquiétant à souhait, parvenant à rendre compte de l’aspect malfaisant du personnage sans surcharger sa ligne de chant ou sa prosodie d’effets expressifs appuyés mais en respectant au contraire scrupuleusement la partition.
Bravo enfin aux musiciens de l’Orchestre de Chambre de la Monnaie qui, sous la direction fine et précise de Antonio Méndez (c’est Ben Glassberg qui officiait à sa place en 2021), parviennent à distiller superbement le charme vénéneux de cette œuvre atypique. Grand succès au rideau final, pour un spectacle qui se donne jusqu’au 14 mai.
The Prologue : Ed Lyon
Governess : Sally Matthews
Miles : Samuel Brasseur Kulk* & Noah Vanmeerhaeghe*
Flora : Katharina Bierweiler
Mrs Grose : Carole Wilson
Peter Quint : Julian Hubbard
Miss Jessel : Allison Cook
Membres du Chœur d’enfants de la Monnaie*
Orchestre de chambre de la Monnaie, dir Antonio Méndez
Mise en scène : Andrea Breth
Décors : Raimund Orfeo Voigt
Costumes : Carla Teti
Éclairages : Alexander Koppelmann
Son : Christoph Mateka
Dramaturgie : Klaus Bertisch
The Turn of the Screw (Le Tour d’écrou)
Opéra en un prologue et deux actes de Benjamin Britten, livret de Myfanwy Piper d’après Henry James, créé à la Fenice de Venise le 14 septembre 1954.
Bruxelles, La Monnaie, représentation du dimanche 5 mai 2024.