Le Tribut de Zamora, Opéra de Saint-Etienne, 3 mai 2024
Coutumier d’exhumations lyriques françaises depuis les Biennales Massenet, l’Opéra de Saint-Etienne programme Le Tribut de Zamora de Charles Gounod. Sous la houlette du Palazzetto Bru Zane, la production redonne vie à ce « grand opéra » grâce au talent de jeunes chanteurs francophones sous la direction d’Hervé Niquet. La mise en scène de Gilles Rico transpose les affrontements religieux sous le Califat de Cordoue vers l’oppression médicale des femmes au temps de Gounod.
Les affrontements religieux et le patriarcat dans l’Espagne médiévale
Connu par l’enregistrement du label Palazzetto Bru Zane (2018, Choc Classica), Le Tribut de Zamora est le dernier opéra de Charles Gounod, créé à l’Opéra de Paris en 1881. Certes, il n’éclipse ni Sapho, ni La Nonne sanglante de ses premières années. Cependant, l’œuvre déploie une puissance dramatique ascendante en dépit d’un scénario difficile à défendre à l’heure de la post-décolonisation et du mouvement Meeto. Le livret de d’Ennery et Brésil s’appuie en effet sur les affrontements religieux entre chrétiens espagnols et musulmans du Califat de Cordoue au IXe siècle afin de dénoncer l’indignité du tribut guerrier – la livraison de 100 vierges – exigé par les Maures triomphateurs. En transposant la chronique médiévale vers la contemporanéité de Gounod, le metteur en scène Gilles Rico et le scénographe Bruno de Lavenère désamorcent habilement les supposés religieux et racisés de la IIIe République colonialiste (« Sarrasins, nos oppresseurs »). Le choix de cette fin du XIXe siècle fait écho à la stigmatisation de l’hystérie féminine par le docteur Charcot, une maladie qui nourrit les fantasmes sexuels d’un patriarcat tout puissant. Cette lecture est d’autant plus cohérente que la figure entre les camps ennemis est la « folle » Hermosa, que les musulmans du Califat protègent selon les préceptes du Coran. Au cours des 2e et 3e actes, ses hallucinations causées par le trauma de la bataille de Zamora la conduisent vers la guérison lorsqu’elle reconnait sa fille dans l’héroïne Xaïma (l’une des vierges captives). Elle la sauvera donc des griffes de l’ambassadeur du Calife, le prédateur Ben-Saïd, qui l’a acquise aux enchères en la soufflant à son fiancé Manoël, soldat espagnol.
En blanc et noir, le sobre dispositif scénique livre une claire lecture de cette transposition historique. Il gravite autour d’un référent : le lit de la femme hystérique convulsée (pantomime lors du Prélude) ou celui du viol. Tout autour, des gradins semi-concentriques (amphithéâtre d’anatomie ?) sont successivement peuplés d’espagnols masqués en noir qui préparent l’union de Xaïma et Manoël (1er acte) et célèbrent le catholicisme sous une croix lumineuse, puis d’infirmières et d’internes arabes munis d’instruments cliniques ou photographiques. Geôliers des captives vierges, les internes en blanc et noir participent à la vente aux enchères (2e acte) ou bien asservissent le corps convulsé de Xaïma. En outre, au centre du plateau, les mouvements ascensionnels d’un cube lumineux confortent la notion d’enfermement. Cette coque mobile est tantôt une cache (un tombeau ?) pour le jeune couple (Xaïma et Manoël), tantôt un prie-Dieu pour la folle ou une cage pour la jeune captive. Sortie de celle-ci et juchée au-dessus, Xaïma mime les hallucinations de son aînée au fil de mécanismes mémoriels lui permettant de dépasser les violences encourues par les femmes.
Réglées par Bertrand Couderc, les lumières sombres du camp espagnol, froidement cliniques dans le camp arabe, chaudes et chamarrées par des tentures en lamé (le harem de Ben-Saïd) participent de l’antagonisme manichéen des cultures. Celui-ci s’humanise par la médiation qu’opère Hadjar (baryton), le bon Sarrasin jadis sauvé par le bon espagnol Manoël (ténor) sur le champ de bataille. Serait-ce une sorte de transfert dramatique des amis/ennemis Zurga et Nadir des Pêcheurs de perles ? Quoiqu’il en soit, cette relecture de l’opéra en 2024 balaye judicieusement l’effort d’imagination historique du public, mais elle double la cruauté qui affecte les deux héroïnes victimes du patriarcat. Une double peine que lève in extremis leur assassinat de Ben-Saïd en clôture d’opéra, acte féminin d’émancipation. Ouf, les héroïnes ne sont pas sacrifiées !
Orientaliste ou guerrière, la partition
Après l’échec de son opéra Polyeucte, on n’attendait pas Gounod dans le registre orientalisant et guerrier. Cependant, la direction avisée d’Hervé Niquet (qui signait déjà l’album CD signalé) infuse les couleurs adéquates pour chacun des quatre actes, si ce n’est pour le Prélude symphonique. Si l’acte initial manie la couleur agreste d’opéra-comique – hautbois du chœur « Ô doux pays de Cantabrie ! », ostinato des volées de cloches – celle-ci semble plutôt connotée respectivement à la Provence de Mireille, au carillon de L’Arlésienne de Bizet, compositeur émule de Gounod. Dès le 2e acte, la couleur orientale sonne de manière stéréotypée : percussions de peaux, idiophones, castagnettes sur rythme de fandango, etc. Au cours de la Danse des Maures, l’ajout de quelques derboukas (?) serait-il à l’initiative des musiciens de l’Orchestre de Saint-Etienne ? En sus, l’écriture de Gounod flirte même avec l’incontournable Dame blanche (la vente du domaine d’Avenel) durant la scène des enchères d’esclaves, au cours de laquelle le Chœur lyrique de Saint-Etienne Loire (préparé par Laurent Touche) est un partenaire appréciable.
Quant à la couleur guerrière de la partition, elle est tout aussi convenue que celle orientale – hymne martial « Debout, enfants de l’Ibérie » -, scansion martelée de fanfares cuivrées pour chaque camp.
En revanche, quittant sa zone de confort lors de récits ou d’arioso, Gounod délaisse alors la métrique harmonieuse du vers et de sa rime pour d’authentiques éclats lyriques, rejoignant ceux de Roméo et Juliette. Ces éclats confèrent du poids aux violentes hallucinations de la folle Hermosa, rôle créé par la grande Gabrielle Krauss, puis à ses douleurs de femme (« Pitié, je ne suis qu’une pauvre hirondelle ») et de mère. En délaissant l’élégance des duos amoureux pour des scènes choc, Gounod signe deux pages d’une intense émotion : l’amour maternel retrouvé (Hermosa-Zaïma) et le sauvage harcèlement de l’oppresseur sur son esclave (BenSaïd-Zaïma) sont magistralement traités, bien qu’aux antipodes du nuancier expressif.
Une jeune distribution francophone
Pour faire vivre cette partition éclectique, la distribution de chanteurs francophones est performante. La qualité de prosodie dépasse celle délivrée par les chanteurs internationaux de l’album CD signalé. La soprano Clémence Barrabé (Iglésia) campe une touchante esclave Zamorienne. La prestance du ténor Kaëlig Boché (Alcade mayor, le Cadi) est soutenue par un timbre corsé qui sied à son exercice de commissaire d’enchères. Autant le baryton Mikhail Timoshenko excelle dans la figure médiatrice d’Hadjar – superbe musicalité dans l’air « La flèche siffle » (2e acte) –, autant les graves de son second rôle, le Roi, le mettent en difficulté en dépit d’une expressivité compatissante.
Chez les quatre protagonistes, les forces vocales et les tempéraments sont parfaitement équilibrés. La sincérité du jeune couple s’incarne d’une part dans l’engagement de la soprano Chloé Jacob (Xaïma). Son timbre rond et charnu sur toute la tessiture s’adapte aux situations tendres ou douloureuses qu’elle traverse ; ses participations aux ensembles façonnent la psyché évolutive d’une jeune femme résiliente. D’autre part, son partenaire, le ténor Léo Vermot-Desroches (Manoël), remplit le Grand-Théâtre Massenet d’une voix superbement projetée, tout en la modulant avec nuance ou tonicité au gré des duos et trios. Quelle ascension pour ces deux artistes à l’aube de leur carrière !
Transfigurant le rôle d’Hermosa, Élodie Hache confère une densité émotionnelle aux étapes la conduisant de la folie, tapie au sol, vers la raison. Sa large palette vocale est éloquente : couleurs fauves pour les hallucinations, des graves poignants pour le récit de ses souffrances, de vibrants aigus lors de la reconnaissance de sa fille. Tout aussi éloquente, la composition du baryton Jérôme Boutillier en Ben-Saïd est sidérante par son cynisme railleur ou destructeur et sa maîtrise vocale. Souplesse, mordant des accentuations, legato de l’andante amoureux (qui tend à réhabiliter le méchant) : tout est dans ses cordes !
Si la « Pax Colonica » ne clôture pas Le Tribut de Zamora, la liesse du public stéphanois aux saluts est une juste récompense pour l’engagement et la qualité musicale de cette production. On se plaît à penser que celle-ci ne se limitera pas aux deux spectacles du Grand Théâtre Massenet.
Retrouvez Kaëlig Boché et Jérôme Boutillier en interview, ici et là !
Xaïma : Chloé Jacob
Hermosa : Élodie Hache
Iglésia l’esclave : Clémence Barrabé
Manoël : Léo Vermot-Desroches
Ben-Saïd : Jérôme Boutillier
Hadjar, le Roi : Mikhail Timoshenko
L’Alcade mayor, le Cadi : Kaëlig Boché
Soldat arabe : Christophe Bernard
Orchestre symphonique et Chœur lyrique Saint-Etienne Loire, dir. Hervé Niquet
Mise en scène : Gilles Rico
Scénographie, costumes : Bruno de Lavenère
Lumières : Bertrand Couderc
Chorégraphie : Jean-Philippe Guilois
Le Tribut de Zamora
Opéra de Charles Gounod en 4 actes, livret d’Adolphe d’Ennery et de Jules Brésil, créé à l’Opéra de Paris le 1er avril 1881.
Opéra de Saint-Etienne, représentation du vendredi 3 mai 2024