Créée en 2023 au théâtre des Champs-Elysées, la production signée par Olivier Py – reprise sur la scène niçoise par Joséphine Kirch – et ses habituels complices, Pierre-André Weitz (décor et costumes) et Bertrand Killy (lumières) semble avoir désormais trouvé sa cohérence dans son idée d’associer en une scénographie unique – celle d’un théâtre, côté coulisses et côté salle – l’opéra de Stravinsky à celui de Poulenc.
Une scénographie qui, en 2024, a encore beaucoup de choses à nous dire…
Certes, comme c’est souvent le cas dans les spectacles d’Olivier Py, une partie de la critique et du public se seront accordés à dire et écrire que tout ne fonctionne pas dans la scénographie d’un couplage bancal qui ne trouve réellement sa cohérence qu’après l’entracte et le lever de rideau sur la salle du cabaret « Le Zanzibar » où prend place l’action des Mamelles de Tirésias. Pourtant, si l’on y prête attention, Olivier Py se plait peut-être à nous montrer que les coulisses de ce théâtre – sur deux niveaux comme dans la production de sa Dame de Pique sur cette même scène puis à Toulon – telles qu’on les découvre au début du Rossignol, sont là pour nous préparer à vivre une expérience de distanciation critique, forcément virtuelle, tant dans le conte exotique de Stravinsky que dans la pochade bouffe – et déconstructionniste ! – de Poulenc. Ce qui ne veut pas dire pour autant que les thématiques dont il sera question dans ces deux œuvres ne trouveront pas, elles, de nombreuses résonances dans la société d’aujourd’hui : place de l’œuvre d’art et rapport avec la Mort, conflit entre les deux sexes, introduction d’une pensée du Genre – traitée ici de façon loufoque ! -, revendication féministe et LGBTQIA, GPA, PMA…
Lorsque l’on sort de la salle, après deux heures d’un spectacle total – incluant chant, danse et théâtre – on est à la fois frappé par la contemporanéité des mises en abyme dans l’œuvre de Poulenc et de Stravinsky mais, également, par l’impérieuse nécessité de conserver à la pulsion de Vie toute sa valeur créatrice, tant dans le domaine artistique que dans la vie de chacun d’entre nous. De fait, au-delà de la forme d’un conte plus ou moins philosophique – Le Rossignol – et d’une sorte d’o.v.n.i opératique – Les Mamelles -, c’est sans doute aussi à une interrogation métaphysique que nous invite la production d’Olivier Py. En ce qui nous concerne, c’est la réponse donnée par Stravinsky à la tentation virtuelle et technologique – incarnée ici non par un oiseau mécanique mais par un ordinateur ! – où la vraie voix du rossignol triomphe de la pulsion de Mort, qui constitue la voie à suivre devant sa propre finitude… y compris au moment où le rideau tombe définitivement, dans les rires et la valse langoureuse de l’ouvrage de Poulenc. Dans les deux moments que nous donne à voir ce passionnant spectacle, à travers l’envers et l’endroit d’un plateau scénique, c’est toujours bien la mort qui passe – en ombre chinoise ou en robe de soirée – et rit – à sa manière, c’est-à-dire de façon grinçante – au pied de l’immense escalier de music-hall, efficacement conçu par Pierre-André Weitz.
On l’aura compris, ne voir dans la scénographie de ces Mamelles que succession de numéros d’un music-hall à la Broadway ou d’un cabaret transformiste avec boys en string serait un peu rapide même si tout un volet de fascination mystérieuse et de féérie, pourtant bien présent dans la partition de Stravinsky, disparaît ici[1].
Il serait donc injuste de reprocher au metteur en scène un déficit de cohérence d’ensemble… de poésie peut-être.
Un plateau vocal s’inscrivant dans la cohérence du propos scénique
A l’exception de Chantal Santon-Jeffery que l’on retrouve dans le double rôle de la cuisinière et d’une dame élégante, la distribution réunie par les équipes de l’Opéra de Nice est totalement nouvelle par rapport à celle du Théâtre des Champs-Elysées. Ce sont toutefois les mêmes qualités d’acteur-chanteur, mais aussi de danseur, qui nous paraissent devoir être relevées parmi les membres de cette authentique troupe : en Empereur de Chine comme en mari de Thérèse, Federico Longhi donne à entendre une voix de baryton toujours bien projetée qu’il parvient à plier aux exigences d’une partition souvent techniquement complexe dans l’ouvrage de Poulenc. La voix limpide du ténor malgache Sahy Ratia, lui aussi détenteur ici de plusieurs emplois (Le journaliste, Monsieur Lacouf, le Premier émissaire japonais), convainc particulièrement dans le rôle très chantant du pêcheur où son art du legato est remarquable. C’est à Frédéric Cornille que revient d’endosser le cuir SM d’un gendarme lorgnant vers les Village People et à Arnaud Richard de lui emboîter le pas dans une désopilante incarnation de Monsieur Presto !
Performance haute en couleur également, s’inscrivant totalement dans la grande tradition du burlesque, que celle de l’hilarant Thomas Morris en grosse dame au topless affolant ! Si la présence de la Mort aurait peut-être nécessité – dans Le Rossignol – voix de mezzo plus profonde que celle de Kamelia Kader, la présence scénique de l’artiste est toutefois indéniable, y compris dans la marchande de journaux des Mamelles. Belle prestation que celle de Matthieu Lecroart, surtout dans le prologue chanté par le directeur de théâtre où Poulenc semble se souvenir, jusqu’au pathos d’usage, d’un autre Prologue…celui du Pagliacci de Leoncavallo !
Il revient à Rocío Pérez d’incarner à la fois le Rossignol et Thérèse-Tirésias (et également la Cartomancienne dans Les Mamelles) : si l’on regrette quelque peu le manque de magie dans l’approche vocale du premier de ces rôles – qui rend pourtant hommage, on le sait, aux volutes capiteuses du Coq d’or de Rimski-Korsakov – la jeune chanteuse espagnole nous réserve néanmoins un art de la colorature et du souffle qui lui permettent d’éviter les embûches des deux rôles. En outre, l’abattage dont l’artiste fait preuve, à travers les travestissements successifs de Thérèse-Tirésias, prend chair dans les magnifiques et si sexy costumes rouge et vert de Pierre-André Weitz.
On ne saurait, enfin, que trop louer les artistes du chœur, placés sous la houlette de Giulio Magnanini, impeccables de rigueur stylistique, qui, à la fois dans la salle ou, sur le plateau en qualité de spectateurs de la pièce, prennent une part importante à la réussite d’ensemble du spectacle.
A la tête d’une phalange niçoise goûtant un évident plaisir à jouer ces deux splendides partitions, la cheffe d’orchestre Lucie Leguay sait trouver les points de connexion entre des écritures reliées, dans cette présentation scénique, par l’unité de la langue française. A de nombreuses occasions, on reste admiratif du travail approfondi effectué avec les diverses familles d’instruments (les bois bien sûr dans Le Rossignol où l’on saluera en particulier la poétique entrée de la flûte solo annonçant le chant à venir de la soprano) mais aussi de cette capacité des musiciens niçois à se mouvoir dans la théâtralité si particulière de l’ouvrage de Poulenc.
Insistons donc, une nouvelle fois, sur la confiance donnée aux équipes de l’Opéra de Nice pour monter des ouvrages aux exigences artistiques si importantes, nous faisant ainsi cheminer sur des voies encore à explorer pour une grande majorité d’un public enthousiaste et venu nombreux !
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[1] On se réfèrera davantage pour cela à l’esthétique de Robert Lepage dans sa production du Rossignol au festival d’Aix-en-Provence en 2010.
Le Rossignol, Thérèse/Tirésias, La Cartomancienne : Rocío Pérez
Une dame élégante/La Cuisinière : Chantal Santon-Jeffery
Le Chambellan/Le Directeur de théâtre : Matthieu Lecroart
Le Bonze/ Le Gendarme : Frédéric Cornille
Troisième émissaire/ Une grosse dame/ Le fils : Thomas Morris
Deuxième émissaire/Monsieur Presto : Arnaud Richard
L’Empereur de Chine/ Le mari de Thérèse: Federico Longhi
La Mort/ La Marchande de journaux : Kamelia Kader
Le journaliste, Monsieur Lacouf, le Premier émissaire japonais : Sahy Ratia
Orchestre Philharmonique de Nice, direction : Lucie Leguay
Mise en scène : Olivier Py (reprise par Joséphine Kirch)
Décors/Costumes: Pierre-André Weitz
Lumières : Bertrand Killy (reprises par Théophile Astorga)
Chœur de l’Opéra de Nice Côte d’Azur, direction : Giulio Magnanini
Le Rossignol/ Les Mamelles de Tirésias
Le Rossignol : conte lyrique en trois actes crée à l’Opéra de Paris le 26 mai1914 d’ Igor Stravinsky (1882-1971), livret : le compositeur et Stépan Mitousov, d’après Andersen
Les Mamelles de Tirésias : opéra-bouffe en deux actes avec prologue crée à Paris, Opéra-comique, le 3 juin 1947 de Francis Poulenc (1899- 1963), livret du compositeur, d’après Guillaume Apollinaire.
Opéra de Nice, représentation du samedi 1er juin 2024.