Un port de reine.
Originaire de la République d’Abkhazie, Hibla Gerzmava se forme à Moscou. Sa voix puissante et son timbre chaud ont désormais conquis les grandes scènes lyriques internationales. À Paris, le public de l’Opéra Bastille n’a pas oublié sa prestation dans le rôle d’Élisabeth de Valois en 2017.
Hibla Gerzmava soigne son entrée en scène : robe noire, cape immense brodée de fleurs rouges et doublée de soie. En seconde partie, elle troque cet ensemble pour un autre plus coloré. La diva pose en majesté, une main sur le piano, l’autre faisant jouer son immense cape-traîne. Hibla Gerzmava paraît éprouver un plaisir certain à cette petite dramaturgie fort appréciée du public de la Salle Gaveau. Au clavier, la Russe Ekaterina Ganelina figure, en contrepoint, une accompagnatrice sévère et discrète, telle une nouvelle Holly Hunter dans La Leçon de piano de Jane Campion. Ne nous y trompons pas : ce contraste savant n’exclut pas une véritable complicité entre deux interprètes qui se produisent ensemble depuis plus de vingt ans. Le dialogue est constant et les deux artistes échangent presque toujours quelques mots entre chaque pièce. Cette proximité est essentielle dans la réussite de la soirée.
Mélancolie slave et retour du printemps.
Ce sont les mélodies slaves qui ponctuent la première partie de la soirée. Très attendue dans ce répertoire, la soprano y manifeste une grande aisance, en dépit d’une respiration un peu sonore. Sa voix épouse les larges courbes d’airs aux tonalités variées : tendresse de Ya pomniou choudnoye mgnoven’ye (« Je me souviens du merveilleux moment ») de Mikhaïl Glinka, nostalgie de To bylo ranneyou vesnoï (« C’était au début du printemps ») de Tchaïkovski, dramatisme de Zvonche javoronka pen’e (« L’alouette chante plus fort ») de Rimski-Korsakov.
Les textes évoquent principalement la nature, le retour du printemps, symbolisé par l’alouette, présente dans plusieurs mélodies. Les poètes russes (Pouchkine, Alexis Tolstoï) sont à l’honneur, mais les romantiques allemands et français ne sont pas en reste. Heinrich Heine fournit à Rachmaninov le propos de Ditya, kak tsvetok ty prekrasna (« Mon enfant, tu es belle comme une fleur ») : d’abord dos au public, Hibla Gerzmava confère à cette mélodie au ton grave toute la noblesse attendue. Quant à Victor Hugo, Rachmaninov le met en musique dans Oni otvetchali (« Réponse ») : l’attaque est vive, l’enchaînement des questions se fait pressant ; la voix semble se couler dans un flux sonore mâtiné de force dramatique. Du même compositeur, on retient surtout le splendide Siren’ (« Les lilas ») : la mélodie est simple, mais la voix de la soprano en épouse avec délectation les courbes. L’émotion affleure et le public s’enthousiasme. Notons le caractère particulièrement raffiné des romances de Tchaïkovski. Hibla Gerzmava restitue toute la grâce d’une musique ciselée, aérienne, comme dans Gornimi tikho letela dousha nebessami (« Sans bruit, l’âme s’est envolée vers les cieux »).
Belcanto et force dramatique.
Le répertoire lyrique italien domine la seconde partie du concert. L’interprétation de la grande scène finale d’Anna Bolena est saisissante. Hibla Gerzmava, qui a chanté ce rôle à la Scala en 2017, met sa voix de soprano dramatique au service du plus pur belcanto. Peut-être attendrait-on plus de légèreté dans les aigus, plus de vélocité dans tels passages des cabalettes qui composent le morceau. Le lyrisme dramatique de Verdi paraît davantage lui convenir et la soprano se montre extraordinaire dans l’air de Leonora (Verdi, La Forza del destino) « Pace, pace, mio Dio ! ». Le récital se conclut par un « Casta Diva » (Bellini, Norma) qui peine à convaincre, quoique la voix conserve rondeur et chaleur. La virtuosité d’un tel morceau, marqué par tant d’interprètes, se heurte aux difficultés déjà perceptibles dans l’extrait d’Anna Bolena.
Dans un tel contexte, le choix de mélodies de Reynaldo Hahn et de Fauré paraît bien curieux. On attend davantage de légèreté dans A Chloris (texte de Théophile de Viau) : la voix est ronde et conserve ses grandes qualités mélodiques, mais est bien trop charnue pour ce type d’œuvre. En outre, l’articulation est tout à fait défectueuse pour une mélodie qui combine délicatesse du texte et de la musique. Ce décalage entre la voix et le répertoire est également perceptible dans Après un rêve de Gabriel Fauré. Mais la voix retrouve une légèreté plus appropriée dans la romance Le Papillon et la fleur (texte de Victor Hugo) du même compositeur, une œuvre qui n’est pas sans parenté avec certaines romances russes précédemment interprétées.
Pour finir, Hibla Gerzmava offre au public trois généreux bis plein de gaieté. Leur tonalité enjouée, voire dansante, emprunte au folklore russe et à la mélodie populaire italienne.
Hibla Gerzmava, soprano
Ekaterina Ganelina, piano
Concert du lundi 25 novembre, Salle Gaveau
Philippe Maillard production & Les Grandes Voix
Mikhaïl Glinka : Ya pomniou choudnoye mgnoven’ye ; V krovi gorit ogon’ jelan’ya ; Ya zdes, Inezil’ya.
Nikolaï Rimsky-Korsakov : Ne veter, veya s vyssoty ; Redeyet oblakov letoutchaya griada ; Zvonche javoronka pen’e.
Piotr Ilitch Tchaïkovski : To bylo ranneyou vesnoï ; Gornimi tikho letela dousha nebessami.
Sergueï Rachmaninov : Siren’ ; Veter pereletny ; Ditya, kak tsvetok ty prekrasna ; Oni otvetchali.
Gaetano Donizetti, Anna Bolena (« Piangete voi ? »).
Reynaldo Hahn : À Chloris.
Giuseppe Verdi : La Forza del destino (Pace, pace, mio Dio !)
Gabriel Fauré : Après un rêve, Le papillon et la fleur.
Vincenzo Bellini : Norma (Casta Diva).