ORFEO de Monteverdi, Opéra Royal de Versailles, 21 juin 2024
L’Orfeo de Monteverdi à l’Opéra Royal de Versailles est à la lisière du poétique et du mystique avec Jordi Savall et le Concert des Nations. Sous les auspices de la Musica (allégorie), la mise en scène épurée de Pauline Bayle laisse le spectateur s’imprégner de l’expressivité d’un des créateurs de l’opéra. Une belle fête de 21 juin !
Les trois mondes de la favola in musica
La Renaissance musicale est certes plus tardive et moins historisante que celle des arts plastiques, comme l’observe Jordi Savall dans son à-propos préludant au spectacle. Cependant, grâce aux humanistes Florentins autour de 1600, l’opéra naît en puisant dans la mythologie grecque. Sous les vers du librettiste Striggio, Orphée passe du monde des vivants à celui des morts grâce aux charmes que développe son chant, puis accède à l’éternité par l’assomption guidée par Apollon. Une destinée pré (et post)christique ? A la cour du duc de Mantoue (1607), Monteverdi s’attache à typifier l’écriture de chacun de ces mondes. A celui joyeux des bergers de la pastorale, succède celui des esprits au royaume des morts. Enfin, le chant noble et souvent orné des dieux (Pluton, Proserpine, Apollon) rejoint celui du poète de Thrace dont les souffrances sont si humaines …
Dans le somptueux écrin de l’Opéra royal de Versailles, le public assiste à la reprise de production de l’Opéra-Comique (2021). En complicité de la metteuse en scène Pauline Bayle, cette partition des mondes dans la Grèce arcadienne est sobrement mise en espace, sans machinerie baroque. La seule descente des cintres est la robe blanche d’Eurydice pour son hymen avec Orphée en blanc (acte I). Cette tunique virginale redescendra pour figurer la stèle mortuaire de la bien-aimée (acte IV), auprès de laquelle le jeune veuf se lamente après sa tentative avortée de l’exfiltrer du royaume des morts. Auparavant, les brassées de roses rouges animent la fête pastorale d’une Nature luxuriante (I et II), proche de la poésie orphique ou des tapisseries renaissantes. Cette fête édénique accueille non seulement les danses de trois solistes (voir la distribution), mais aussi les accolades de bergères et bergers en habits colorés, aux rires aussi sonores que leurs chants. Quelques musiciens sont d’ailleurs invités à les rallier depuis la fosse. Ces mêmes fleurs rouges encercleront Orphée dans sa déploration au pied de la stèle. A l’éclat des lumières (Pascal Noël) des actes pastoraux succède le noir uniforme du passage chez Charon (III) – les danseurs rampant au proscenium figurent les Cerbères. Au royaume de Pluton et Proserpine, crânes rasés, le noir est tamisé par un rideau de fond de scène d’arbres stylisés (style d’Odilon Redon ?) et au sol, par des cendres. Lorsque la couleur rouge ponctue ces épisodes de la vie, c’est aussi la teinte de la belle toge portée par la Musica, l’allégorie du Prologue. Lors de la reprise d’entracte, elle donne le départ au chef d’orchestre depuis la loge d’avant-scène, puis revient au plateau en point d’orgue du lieto fine dansant. Ces apparitions contribuent à la permanence du message de Monteverdi et de sa seconda prattica : cibler la puissance révélatrice de la musique théâtrale.
Les interprètes
Les six solistes possèdent les compétentes essentielles pour conduire le recitar cantando sur l’accompagnement orchestral. Le baryton Marc Mauillon confère une humanité de chair et de sang à Orphée plutôt qu’une suavité apollinienne. Sa voix si timbrée (« Rosa del cielo ») et sa maîtrise du chant orné dans les sortilèges émis face à Charon s’accompagnent d’un nuancier expressif. Ce dernier s’étend des murmures douloureux, prostré au sol (II), jusqu’aux cris de rébellion (« Rendetemi il mio bene », IV) et à l’émouvante lamentation (V). Durant le prologue, la soprano Marie Théoleyre ne joue pas la Musica car elle est la musique ! Plénitude sur tout le registre, émission souple et ductile, grâce des ornementations : tout séduit. En Eurydice, ses pas virevoltants de danse précèdent un chant élégiaque dont le grain charnu s’accorde à celui de son partenaire. Confié à Floriane Hasler, le rôle pathétique de la Messagère est un moment théâtral lorsqu’elle surgit de l’avant-scène pour annoncer le trépas de la jeune épousée. Sous-tendu par les seuls théorbes, son chant puissant convainc par la concentration du timbre (surtout dans le grave) et l’usage expressif des silences (quelques imperfections d’intonation dans le chromatisme cependant). Moins assurée dans le rôle de l’Espérance, Marianne Beate Kielland campe fièrement la déesse Proserpine par une élégante ligne de chant. Si la basse Salvo Vitale présente un Charon vocalement instable, son charisme dans le rôle de Pluton s’appuie en revanche sur des graves affermis. En Apollon, Furio Zanasi est un partenaire stylistique de choix pour le duo avec Orphée. N’omettons pas la fraiche vocalité de la nymphe du 1er acte, Pauline Gaillard. D’autres rôles, issus de l’excellent Chœur de l’Opéra royal de Versailles (préparé par Lluis Vilamajó), polarisent notre écoute sur les ensembles madrigalesques. Notamment les excellents bergers Matteo Laconi (ténor), Arnaud Gluck (contre-ténor) et Nicolas Certenais (basse). La poésie des Esprits fait basculer le public au royaume des morts (IV) : leur texture vocale assombrie s’adapte à la polyphonie sévère.
Quant à la direction de Jordi Savall, dont la gestuelle est si sobre, elle confère une aura quasi mystique à la progression de cette favola in musica. D’autant que cette reprise de production s’appuie en partie sur le bel album Orfeo (collection Live Opera Versailles, 2021). Ici, depuis la Toccata d’introduction (trombones répartis aux dernières loges entre Jardin et Cour) jusqu’à la scène des échos (violon, puis cornet à bouquin), le Concert des Nations résonne amplement dans l’Opéra Royal. Au fil des actes, on apprécie le renouvellement du continuo : du clavecin à l’orgue chez Pluton ou au régale chez Charon, tandis que la harpe devient la lyre d’Orphée. Mention spéciale au théorbiste et guitariste (J. M. Marti ) et à l’archiluth (M. Spaeter), tous deux membres de l’Académie de l’Opéra de Versailles.
Alors que Pauline Bayle est lauréate du Prix Culture et égalité en Ile-de-France (2024), peut-on espérer que des publics de la diversité puissent accéder à ce spectacle lors des représentations suivantes – les 22 et 23 juin – ou bien à la faveur d’autres dispositifs ?
Orfeo : Marc Mauillon
Euridice, la Musica : Marie Théoleyre
Messaggiera : Floriane Hasler
Speranza, Proserpina : Marianne Beate Kielland
Plutone, Caronte : Salvo Vitale
Apollo : Furio Zanasi
Pastore I, spirito II : Victor Sordo
Pastore II, spirito IV : Arnaud Gluck
Ninfa : Pastore III, spirito I, eco
Yannick Bosc, Loïc Faquet, Antoine Lafon, danseurs
Le Concert des Nations, dir. Jordi Savall
Chœur de l’Opéra royal de Versailles, dir. Lluis Vilamajó
Mise en scène : Pauline Bayle
Décor : Emmanuel Clolus
Costumes : Bernadette Villard
Lumières : Pascal Noël
Orfeo
Favola in musica S.V. 318, sur un livret d’Alessandro Striggio en 5 actes, musique de Claudio Monteverdi. Créée à Mantoue le 24 février 1607.
Opéra Royal de Versailles, représentation du 21 juin 2024.