Au Festival d’Aix-en-Provence, Katty Mitchell dé/re-construit la pièce de Debussy/Maeterlink
Dans la production aixoise, outre la beauté de la musique de Claude Debussy parfaitement rendue par la qualité unanime des chanteurs et de l’orchestre, il faut signaler d’emblée le travail des changements de plateau – tout ce beau monde a été chaudement applaudi, y compris l’armée des techniciens, qui sont venus, chose exceptionnelle, saluer à la fin. Si l’on ajoute une mise en scène intelligente bien que discutable, tout est réuni pour le succès de la représentation au Festival d’Aix cette année.
L’acte 1 débute pourtant de façon inhabituelle, puisque, en lieu et place du prélude orchestral, Mélisande apparaît seule dans sa chambre, sans musique, un mouchoir ensanglanté à la main : se réveille-t-elle ? Ou alors cette chambre serait-elle un refuge… après un viol collectif ? Efficace et subtil, ce tableau sans parole pose symboliquement l’ambiguïté de sa psyché, emprisonnée entre la réalité et l’imaginaire. Ensuite l’héroïne se déplace dans la salle d’à côté, la salle de bain ; elle se dévêt et s’assoit sur le wc pour faire un test de grossesse ; puis elle revient ; et commence le prélude. Ainsi dès l’entame nous sommes installés dans la trivialité d’un « réalisme fantastique », mus par un « principe de réalité » tout en restant embués d’interrogations, de blocages inconscients, comme ces marches au ralenti d’inconnus, que nous verrons régulièrement monter ou descendre un escalier gigantesque.
Nous nous poserons pendant toute la pièce des questions similaires concernant par exemple les actes de baise répétés jusqu’au viol, pour parler aussi trivialement que la crudité de la mise en scène, afin de montrer le décalage avec les versions classiques de l’ouvrage. Mélisande sera un moment toute nue. Mitchell prévoit deux actrices pour le personnage de Mélisande, l’une des deux ne parlant pas ; l’idée est peut-être de signifier le « moi social », l’épouse, et le « moi profond », la personne, consentante, aliénée, rebelle tour à tour. La porte de la liberté étant l’impossible amour pour Pelléas, le jeune frère de Golaud.
On a compris : l’opéra est dé/re-construit à l’aune de l’interprétation résolument féministe de Katie Mitchell, assistée pour la dramaturgie de Martin Crimp ; le programme du concert reproduit un très intéressant entretien de la metteuse en scène qui est un petit manifeste en la matière. Parallèlement, pour rendre ces actions et attitudes professionnellement acceptables, est inventé un nouveau poste à l’opéra : celui de coordinateur des scènes d’intimité (occupé, en l’occurrence, par Ita O’Brien).
Le Prince Golaud, qui la découvre perdue dans la forêt (ici transposée dans la chambre à coucher, omniprésente), l’accueille avec déférence. Mais n’est-ce pas de la manipulation diabolique ? Il devient son époux. D’une jalousie croissante, il soupçonne Mélisande d’aimer Pélléas, à juste titre. La mise en scène ajoute une couche considérable de significations qui ne correspondent pas toujours aux paroles. Elles sont redondantes ou décalées, ce qui enrichit parfois par surcroît, parfois avec pertinence la pièce originelle. Ainsi, la scène 4 de l’acte III, pourrait être longuette ; mais le fait de représenter sur scène ce que voit Yniold permet d’attiser l’attention du spectateur. Golaud demande en effet à Yniold ce que font Pelléas et Mélisande ; Yniold se hisse à la fenêtre pour les espionner : ce sont des ébats sexuels. (Pelléas n’est donc plus un amour impossible, mais un amant : mais de quelle Mélisande s’agit-il ?) Ce qui peut être reproché à une telle mise en scène est justement d’apporter des réponses que les interstices des mots laissent pour béances. De résoudre les énigmes que pose la pièce. « Nommer un objet, c’est supprimer les trois quarts de la jouissance du poème qui est faite du bonheur de deviner peu à peu ; le suggérer, voilà le rêve » déclarait Mallarmé. L’ambition symboliste, si évidente chez Maeterlinck, de suggestion, présente dans les non-dits, dans la langue mystérieuse, enfantine, pudique de Maeterlinck, cette suggestion qui permet à l’auditeur de se construire l’Idée – toute immonde fût-elle, ou merveilleuse –, s’évapore d’un coup par les explications données ex abrupto. Dans le registre de l’homme agissant comme un « porc », pour employer un terme à la mode, même Arkel, le grand’père (autrement dit le Patriarche) embrasse de façon incestueuse Mélisande.
En somme, la mise en scène est d’une richesse qu’il est impossible de résumer, avec d’innombrables moments saisissants et soulevant une remise en question générale qui se poursuit, pour le spectateur, en sortant du Grand théâtre de Provence, et perdurera certainement longtemps.
Il faut aussi saluer le génie de la scénographie (signée Lizzie Clachan), les décors procédant par cubes superposés, ce qui n’est pas nouveau, mais la rapidité des changements de plateau impressionne. A noter que la magie de la fontaine se convertit en une piscine délabrée où croupit un fond d’eau (pauvre couronne, triste chevelure…) ; les éléments d’un symbolisme ancestral sont déconstruits/reconstruits, comme les personnages mythiques sont démystifiés/réinventés.
Toute la distribution est répartie avec justesse, même les costumes (réalisés par Chloé Lamford) et l’incarnation des personnages sonnent avec intelligence : Pelléas, en jeune homme incertain, Golaud tourmenté et pervers, Mélisande la multiple, Arkel en (bon ?) père de famille, Yniold en jeune femme. Mention spéciale à la Geneviève campée par la mezzo-soprano Lucile Richardot (que l’on a découvert à Aix en 2018 dans Dido and Aeneas de Haendel), au magnifique timbre de voix si parfaitement ajusté aux vibrations infinitésimales de l’orchestre dans la scène de la lettre (acte I, 2). Laurent Naouri (Golaud) et Huw Montague Rendall (Pelléas) assurent pleinement des rôles complets et subtils, ainsi que Chiara Skerath, tous chaudement applaudis à la fin du spectacle. Leur voix sûres et jamais ostentatoires se moulent avec bonheur au projet dramaturgique. À un degré moindre, l’ample voix de basse d’Arkel (Vincent Le Texier) et la soprano dynamique dans le rôle d’Yniold (Emma Feket) complètent l’équipe. Une belle homogénéité de timbres et une diction très agréable de tous les chanteurs rendent le spectacle crédible et captivant. La pâte sonore que nous propose l’Orchestre de l’Opéra de Lyon sous la direction de Susanna Mälkki – efficacement assistée par Pierre Mosnier – emplit d’emblée la salle d’une douceur toute… féminine. Après la scène-choc du début, c’est un balancement bienveillant que nous offre le prélude, grâce à la gestique souple et simple de la cheffe d’orchestre. Acclamant les interprètes, la salle pleine du Grand Théâtre de Provence réserve pour finir un élan de joie et de reconnaissance aux auteurs de ce spectacle dont l’incommensurable richesse musicale et poétique se double désormais d’une lecture, certes contestable, mais en phase avec certaines tendances de son époque.
Pelléas : Huw Montague Rendall
Mélisande : Chiara Skerath
Golaud : Laurent Naouri
Arkel : Vincent Le Texier
Geneviève : Lucile Richardot
Yniold : Emma Fekete
Un médecin le berger : Thomas Dear
Comédiennes : Sarah Northgraves, Kamila Kamińska, Olivia N’Ganga
Chœur (dir. Benedict Kearns) et orchestre de l’Opéra de Lyon, dir. Susanna Mälkki
Mise en scène : Katie Mitchell
Dramaturgie : Martin Crimp
Responsable des mouvements pour la création en 2016 : Joseph W. Alford
Collaboratrice aux mouvements et coordinatrice des scènes d’intimité : Ita O’Brien
Scénographie : Lizzie Clachan
Costumes : Chloe Lamford
Lumière : James Farncombe
Pelléas et Mélisande
Drame lyrique en 5 actes de Claude Debussy (1860-1918), livret de Maurice Maeterlinck d′après sa pièce de théâtre (1892), créé le 30 avril 1902 à l’Opéra-Comique (Paris).
Festival d’Aix-en-Provence, représentation du mardi 9 juillet 2024.