Madame Butterfly à Aix-en-Provence : Qu’en est-il de cette production une dizaine de jours après la première ?
Le Japon si loin, si proche
On a du mal à imaginer le succès international de l’opéra de Puccini dès sa création. Il arrivait dans un contexte bien particulier, celui d’une mode japonisante qui avait gagné l’Europe occidentale depuis près d’un demi-siècle déjà. Et de plus, la création de 1904 intervenait huit jours après le déclenchement de la guerre russo-japonaise qui vit se multiplier les articles de presse surfant sur un prétendu « péril jaune ». Dix ans auparavant, le Japon avait vaincu la Chine.
Le choix de Nagasaki comme toile de fond montre à quel point Puccini et Illica étaient au fait de l’Histoire. Car c’est là que, depuis les années 1850, les USA avaient forcé le Japon à s’ouvrir à l’Occident sous la pression de « navires noirs » (les canonnières à vapeur). La politique de la canonnière obligea les autorités nippones à accorder aux américains un statut d’exterritorialité sous la présidence de Franklin Pierce. Benjamin Franklin, les prénoms de Pinkerton, obéissent donc à une double métaphore très politique. D’autant que son navire n’est autre que l’« Abraham Lincoln » à la bannière étoilée, dont Butterfly attend durant trois ans le retour.
Avec ou sans la conscience de ces arrières plans historiques, il s’agit bien ici d’une tragédie japonaise en trois actes, rendue encore plus terrible depuis le 9 août 1945 lorsque Nagasaki fut la cible lourdement symbolique du second bombardement atomique.
Dès le début de l’opéra, Pinkerton boit au jour où il épousera une Américaine… Tout n’est donc que comédie perverse dans cet amour de passage, ravalant la jeune Cio-Cio San de quinze ans à un pur objet sexuel. Logiquement, son amant ne reviendra pas, son mari d’un soir l’oubliera – sauf dans son remords final, au moment où leur enfant a été arraché à la mère qui se suicide selon les codes en vigueur, comme son père l’avait fait avant elle. Et Madame Butterfly clame haut et fort qu’impérialisme et colonialisme ne sont que les paravents de la prédation sexuelle, dans le cadre d’un opéra du désir érotique sublimé par les voix.
La mise en scène d’Andrea Breth s’inscrit dans l’esthétique japonisante que le livret impose. Elle le fait avec une économie de moyens qui permet à la musique de prendre la place qui lui revient : la première. Sans jamais tomber dans les outrances chics et snobs d’un Bob Wilson, dans une grande attention aux corps, aux gestes, elle privilégie la lenteur des mouvements, le statique de certains tableaux. Un décor simple, quelques paravents, quelques masques et personnages stylisés, emblématiques – des images, dont la plus forte est celle qui ouvre le deuxième acte : Suzuki et Cio-Cio-San agenouillée, Butterfly dans l’exquise position de gravure japonaise évoquant une femme à sa toilette. L’immobilité est alors pure poésie, sur ces notes de flûte ouvrant la suite de l’action.
Certes, les deux moments musicaux de transition que sont le chœur à bouches fermées (qui ne fut pas le plus réussi d’un chœur par ailleurs excellent) et l’introduction au troisième acte semblent plus qu’épurés. Un défilé de grues animées puis de lanternes laissent là, surtout, la primeur à la musique dans un moment décevant d’un spectacle aux somptueux costumes et aux lumières discrètes.
Deux « personnages » dominaient, de loin, cette soirée. A commencer par l’orchestre, d’une précision, d’une variété de couleurs et de climats due aux choix d’un chef qui connait son Puccini au point de ne laisser aucune place au sentiment facile, aux élans romantiques déplacés mais qui fait sonner la partition de façon moderne, contemporaine de ce début de XXe siècle : on y entend des échos étouffés de Richard Strauss ou de Debussy et surtout des détails qui, grâce à la disposition de l’orchestre dans la large fosse peu profonde de la cour de l’Archevêché, rendent pleinement hommage à l’écriture fouillée, précise de Puccini. La réussite de cette Butterfly doit indéniablement à cet engagement de Daniele Rustioni qui porte son orchestre à l’excellence. Hautbois, clarinettes, flûtes, percussions… ce fut un festival de sonorités, un pur bonheur instrumental.
Froideur diraient certains à propos de ces choix somme toute inhabituels : refus de tout tire-larmes, en s’appuyant sur la partition ; mise à distance en miroir de tout un monde lointain, fantasmé, en respect de codes si différents, énigmatiques voire erratiques. De ces choix nait une émotion portée par la triomphatrice de la soirée : la grande Ermonela Jaho.
Une bouleversante Butterfly
Radieuse au premier acte, dans son rêve éveillé de petite geisha ouverte à l’amour étranger. Bouleversante dans sa douleur de l’absence au deuxième acte. Véritable tragédienne dans sa course à l’abîme irréparable du troisième. Ermonela Jaho campe une jeune femme forte, décidée, sûre de sa passion et ne montrant que peu ses faiblesses et angoisses. Sa ligne de chant est stupéfiante, dans ses nuances, ses pianissimi évanescents, son legato, sa force et son lyrisme. La conduite des phrases pucciniennes suscite une émotion rentrée puis débordante. Du grand art où l’on sent la cantatrice investie de tous les instants, dans une partition qui demande tant à la soprano, omniprésente et quasi seule objet de l’attention à partir du deuxième acte. Son « Un bel di vedremo » fut un pur moment de grâce – entaché par une dizaine de fusées de feu d’artifice éclatant pendant ce moment si intense. Le rideau tombé, les applaudissements éclatant, Ermonela Jaho revient à la vraie vie, salue, toute imprégnée du drame, titubant presque tant son incarnation était puissante. Puis elle sourit, fatiguée. Oui, elle s’est donnée à fond et nous a donné un grand moment de chant et de théâtre.
Le reste de la distribution est en partie éclipsée par cette incarnation à laquelle on ne peut que reprocher une maturité de la voix en décalage avec l’âge de la protagoniste. N’est-ce pas toujours le cas des grandes Cio-Cio-San, de Mirella Freni à Renata Scotto, ou Renata Tebaldi sans parler de Maria Callas ?
A ses côtés, le Pinkerton d’Adam Smith apparait bien pâle, aux aigus parfois poussés, au timbre peu en accord avec l’érotisme brûlant de leur duo d’amour du premier acte. Moment attendu et moment décevant de ce fait, mais aussi en raison du choix de la mise en scène, éclairant le couple de blanc, en fond de scène, avec force grues articulées, symboles d’un éphémère bonheur trompeur, là où l’on attendrait de l’intime, du nocturne, du mystère.
La Suzuki de Mihoko Fujimura offre un personnage en retrait, plus effacé que souvent, conformément à une lecture plus japonaise qu’européenne des relations sociales. Peu de complicité avec Butterfly, mais une présence attentionnée et déférente à la fois traduisent un autre versant de ce rôle logiquement chanté en demi-teintes sombres.
L’’émouvant Sharpless du baryton Lionel Lhote est vraiment juste d’attention délicate et de compassion retenue. Le marieur Goro est cauteleux à souhait, ce que le jeu et la voix de Carlo Bosi rendent parfaitement. La basse du bonze d’Inho Jeong impressionne en grand excommunicateur de très mauvais augure et le Yamadori de Kristofer Lundin est parfait en riche soupirant refusé.
C’est donc un spectacle épuré, sans concession, qui s’éloigne de tout exotisme de pacotille et retourne aux sources, tant musicales que textuelles, en cette année du centenaire du décès de Puccini.
Cio-Cio San : Ermonela Jaho
Suzuki : Mihoko Fujimura
Kate Pinkerton : Albane Carrère
F.B. Pinkerton : Adam Smith
Sharpless : Lionel Lhote
Goro : Carlo Bosi
L’Oncle Bonze : Inho Jeong
Yamadori : Kristofer Lundin
Le commissaire impérial : Kristjàn Jóhannesson
Chœur de l’Opéra de Lyon, direction : Benedict Kearns
Orchestre de l’Opéra de Lyon, direction : Daniele Rustioni
Mise en scène : Andrea Breth
Scénographie : Raimund Orfeo Voigt
Costumes : Ursula Renzenbrink
Lumières : Alexander Koppelmann
Madama Butterfly
Tragédie japonaise en trois actes de Giacomo Puccini (1858-1924), livret de Luigi Illica et Giuseppe Giacosa d’après la pièce de David Belasco Madame Butterfly, basée sur une nouvelle de John Luther Long (1898), créée au Teatro alla Scala, Milan, le 17 février 1904.
Festival d’Aix-en-Provence, représentation du mardi 16 juillet 2024