Les Contes d’Hoffmann, Festival de Salzbourg, mercredi 21 août 2024.
Un spectacle d’une grande laideur, peu convaincant dramatiquement, tout juste sauvé par l’impeccable prestation de Benjamin Bernheim.
Un spectacle jouant la carte de la laideur
Dans l’entretien figurant dans le programme, Mariame Clément affirme que l’histoire racontée dans Les contes d’Hoffmann « est paradoxale ».
On serait tenté de lui répondre : « Mais c’’est de l’opéra ! L’opéra est par définition paradoxal, absurde : des interprètes se font passer pour d’autres personnages et expriment leurs pensées en chantant sur une scène bien éloignée du monde réel et éclairée par une lumière artificielle ! » Et que fait la metteuse en scène française pour résoudre le « problème » ? Elle met en oeuvre sur l’histoire « absconse » du livret une dramaturgie, signée Christian Arseni, encore moins convaincante, où le poète Hoffmann est un metteur en scène raté, miné par l’alcool et la drogue, et où les trois histoires qu’il raconte sont autant de séquences filmées. Non seulement il ne s’agit pas d’une idée nouvelle[1], mais c’est en fait le même concept qui, l’année dernière, a fait du Falstaff de Christoph Marthaler le spectacle le plus laid du festival – et la production de cet « opéra fantastique » de Jacques Offenbach est également candidate au titre de spectacle le plus laid produit par le Festival de Salzbourg cette année, et probablement aussi de toute la saison jusqu’à présent.
Dans le Prologue, alors que le rideau s’ouvre sur la vaste scène du Großes Festspielhaus, au pied de murs gris et miteux, on voit un clochard dormir sous un chariot de supermarché rempli de bouteilles et de pellicules de films – les films ratés du réalisateur Hoffmann – tandis que dans la fosse d’orchestre, le chœur chante « Glou ! Glou ! Glou ! Je suis le vin ! | Glou ! Glou ! Glou ! Je suis la bière ! ». D’une poubelle, en lieu et place du tonneau originel, sort la Muse qui se transforme en Nicklausse. Des figurants en costumes de différentes époques entrent, et la taverne de Maître Luther devient la cafétéria d’une production cinématographique minable. Le sans-abri se lève et entame sans grande logique la « chanson en scène » de Kleinzach, tandis que ses souvenirs amoureux deviennent des extraits de films examinés avec curiosité par les spectateurs qui s’installent à droite – il y a beaucoup de place sur la scène – pour assister à la projection (?) de ce que nous voyons représenté à gauche, à savoir l’acte d’Olympia. Ici, Olympia n’est pas une poupée mécanique mais l’actrice d’un film de science-fiction, posant comme Jane Fonda dans Barbarella, au milieu de gags interminables. La triste interprétation de sa « chanson d’Olympia » n’est pas améliorée par les vulgaires costumes des années 1960 de Julia Hansen, qui signe également la scénographie.
Antonia, elle aussi, est actrice dans un film, consacré apparemment aux fantômes, en costumes du XIXe siècle. La jeune fille ne meurt pas de consomption : elle s’enfuit avec un autre réalisateur alors que c’est Hoffmann qui s’effondre sur le sol, victime d’une crise cardiaque due en partie aux drogues dont il continue d’abuser. Le cas de Giulietta, la courtisane vénitienne, n’est pas clair. Bien sûr, il n’y a ici aucune trace de Venise ni de ses canaux : les murs gris et miteux tournent et laissent apparaître des étagères en bois tout aussi laides, constellées de tubes de néon bleus. Que la barcarolle chantée à la table d’une cave tandis qu’on feuillette des scénarios ne suscite aucun applaudissement n’est guère surprenant, tout comme il n’est pas surprenant que les pages les plus belles et les plus émouvantes du dernier chef-d’œuvre d’Offenbach ne provoquent pas la moindre émotion, jouées comme elles le sont au milieu du trafic des cameramen, des concierges, des secrétaires de production, des figurants, avec un Hoffmann faisant semblant de donner des instructions encore et encore, à peine intéressé par ses « bien-aimées ». On ne sait pas au juste à quoi vise l’opération de déshérence de Clément. Certainement pas, en tout cas, à nous faire apprécier la musique divine du Mozart des Champs-Élysées.
La partie musicale sauvée par Bernheim
La pauvreté visuelle semble également avoir contaminé la direction terne de Marc Minkowski, qui ne parvient à obtenir qu’une performance minimale de la part de l’Orchestre philharmonique de Vienne. Les huées qui lui sont adressées à la fin de la représentation sont toutefois injustifiées. Elles seront en partie dues à la version choisie par Minkowski : comme on le sait, nous ne disposons pas d’une version du chant du cygne d’Offenbach que l’on puisse qualifier de « définitive ». Comme pour les lois de la physique, une version n’est définitive que jusqu’au moment où l’on en découvre une nouvelle… Mais dans l’imbroglio des différentes versions des Contes, celle de Michael Kaye et Jean-Christophe Keck (2009), la plus proche des intentions de l’auteur, s’est imposée. Par rapport à la l’habituelle version Choudens, qui fait encore rage surtout dans les théâtres italiens, c’est le troisième acte qui est le plus différent de l’habituel, et c’est probablement ce qui a déplu à une partie du public.
La situation n’est guère meilleure en ce qui concerne les chanteurs. Confier les trois rôles féminins d’Olympia, Antonia et Juliette (ici quatre : également Stella) à la même interprète est un acte risqué qui ne fonctionne (mais avec des résultats qui ne sont pas toujours excellents) que si l’on dispose d’une interprète exceptionnelle. La soprano américaine Kathryn Lewek serait convaincante en Antonia si la mise en scène n’essayait pas de lui rendre la vie plus difficile, mais en Olympia sa prestation, bien que dépourvue de défauts, est la plus terne qu’il m’ait été donné d’entendre. Enfin, dans le rôle de Giulietta, il lui manque la séduction du personnage, rendue ici incompréhensible par une mise en scène qui ne l’aide certainement pas à affirmer une présence scénique qui n’est pas son meilleur atout. Les rôles incarnés par Christian van Horn sont un exemple de la façon dont le metteur en scène peut renforcer ou affaiblir un personnage : dans son récent Don Quichotte dans la production de Michieletto, le baryton-basse américain avait réussi une sublime performance, dans le quadruple Lindorf/Coppélius/Miracle/Dapertutto il ne laisse aucune trace, même s’il dispose des mêmes moyens vocaux. La Musa/Nicklausse de Kate Lindsey est souvent couverte par l’orchestre et quand elle ne l’est pas, la voix de la soprano originaire de Richmond, interprétant souvent des rôles en travesti, souffre d’une caractérisation excessive et d’une diction qui n’est pas impeccable. À ce double personnage, la mise en scène ne rend pas service non plus…
Dans les autres rôles, Marc Mauillon (Andrès/Cochenille/Frantz/Pitichinaccio), Michael Lorentz (Spoalanzani) et Jérôme Varnier (Crespel/Luther) ne se distinguent guère par un talent particulier. En revanche, la mezzo-soprano Géraldine Chauvet tire son épingle du jeu dans le rôle de la mère d’Antonia, bref et intense. Enfin, Benjamin Bernheim, auréolé de son récent succès dans ce même rôle à l’Opéra Bastille, surpasse tout en élégance, en style, en diction, en phrasé, en contrôle du souffle. Certes, sa voix se perd un peu dans l’immensité du Großes Festspielhaus, mais nous aimerions tellement disposer de plus nombreux Hoffmann de ce niveau !
Au rideau final, à part quelques huées pour le chef d’orchestre, applaudissements nourris pour tout le monde. Dans ces cas-là, ce qui détermine le succès d’une représentation à Salzbourg, c’est ce que j’appelle « l’effet 465 » – 465 étant le prix en euros de la place de spectacle, ceux qui l’ont payé faisant tout pour aimer ce qu’ils ont vu.
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[1] Il faudrait que nous fassions le compte des productions lyriques de ces deux ou trois dernières années se déroulant dans le milieu du cinéma, sur un plateau de tournage. Il s’agit probablement, de très loin, de l’une des « idées » (?) les plus galvaudées et, partant, les plus ennuyeuses du moment (NdT).
Retrouvez ici Benjamin Bernheim en interview !
Hoffmann : Benjamin Bernheim
Stella / Olympia / Antonia / Giulietta : Kathryn Lewek
Lindorf / Coppélius / Dr. Miracle / Dapertutto : Christian Van Horn
La Muse / / Nicklausse : Kate Lindsey
Andrès / Cochenille / Frantz / Pitichinaccio : Marc Mauillon
La Voix de la mère : Géraldine Chauvet
Spalanzani : Michael Laurenz
Crespel / Meister Luther : Jérôme Varnier
Hermann / Peter Schlémil : Philippe-Nicolas Martin
Nathanaël : Paco Garcia
Wilhelm : Yevheniy Kapitula
Wiener Philharmoniker, dir. Marc Minkowski
Konzertvereinigung Wiener Staatsopernchor, chef de chœur : Alan Woodbridge
Mise en scène : Mariame Clément
Dramaturgie : Christian Arseni
Décors et costumes : Julia Hansen
Lumières : Paule Constable
Vidéos : Étienne Guiol
Chorégraphie : Gail Skrela Hetzer
Les Contes d’Hoffmann
Opéra en 5 actes de Jacques Offenbach, livret de Jules Barbier d’après la pièce homonyme de Jules Barbier et Michel Carré (d’après Hoffmann), créé le 10 février 1881 à l’Opéra-Comique.
Festival de Salzbourg, représentation du mercredi 21 août 2024.