Monteverdi est chez lui à Versailles. Outre ses opéras, dont sa trilogie enregistrée par Stéphane Fuget et ses Épopées, ce sont rien moins que trois concerts magistraux qui ont proposé ses Vêpres depuis le début de l’année. En mai dernier, c’était Vincent Dumestre qui faisait entendre, en la Chapelle Royale, son florilège autour d’extraits choisis de la Selva Morale , après qu’en janvier ce fut Leonardo Garcia-Alarcon qui illuminait le lieu avec « sa » vision des Vespres de 1610. Ce dimanche, c’était au tour de Raphaël Pichon de conduire une interprétation inspirée. Touchante ? Pas si sûr, car les masses chorales ont semblé nous clouer sur notre chaise par d’imposantes déflagrations de tutti.
Il y avait clairement quelque chose de transcendant dans cette vision au souffle évident, conduite avec une science aboutie du monde choral par un Raphaël Pichon inspiré. Le chef prêtait une attention sans faille aux mots et à la prononciation : à plusieurs reprises, par ses gestes précis, il demandait à ses chanteurs d’articuler (fin du Nisi dominus ou du Laudate Jerusalem). Il jouait sur de fabuleux contrastes : le Dixit dominus fut murmuré avant de s’épanouir en feu d’artifice vocal pour finir par un Gloria patri prenant, à voix seule. Le Nigra sum déployait une intériorité à laquelle succédait le déferlement vocal du Laudate pueri, où le chœur exultait jusqu’à un fortissimo solaire, avant que l’Amen final ne vienne mourir dans un pianissimo sensuel par les voix des deux ténors placés en tribune. En totale opposition, l’Amen final du Laetatus sum fut triomphant. Le Duo seraphim, avec le formidable Zachary Wilder, faisait entendre un pianissimo d’une ineffable poésie sur Et hi tres… L’Audi cœlum, jouait toujours de ces contrastes marqués : la lumière vocale irradiante s’éteignait dans un silence qui semblait une petite éternité avant le Benedicta est final.
Raphaël Pichon connait et chérit cette partition qu’il enregistra en 2023 chez Harmonia Mundi et donna en concert ce 18 septembre à la Philharmonie de Paris dans une mise en lumière et en espace qui stupéfia le public . A Versailles, à peine deux halos de lumière blanche pour souligner les deux sopranos ou les deux ténors. La lumière vient d’ailleurs. Mais la Chapelle Royale invite à une utilisation de l’espace rendant tout son sens à la polychoralité vénitienne imaginée par Monteverdi.
Garcia-Alarcon nous avait envouté avec ses choix multiples. Pichon en faisait d’autres. Ainsi, chacune des parties précédée d’une antienne grégorienne, alternant voix d’hommes et de femmes, était chantée depuis les tribunes. Et le moment visuellement le plus surprenant fut de voir la moitié du chœur sortir de scène avant le Sancta Maria et l’autre moitié déserter avant la reprise qui fut entonnée depuis la tribune de l’orgue (et chantée de façon un peu trop univoque). Puis tout faisait sens : l’Ave maris stella, chantant « la porte du ciel », venait des hauteurs de la tribune du fond où le chœur a capella s’était glissé avec son chef et faisait retentir un triomphant Amen final. Tous redescendent ensuite pour un glorieux Magnificat qui pourtant ne concluait pas le concert. Car Raphaël Pichon ajoute la reprise du blason introductif. Est-ce bien nécessaire, tant ce Magnificat se terminait en une apothéose chorale inouie avec un autre Amen à faire trembler les murs de la Chapelle ?
© Marc Dumont
Il s’agissait bien d’une vision polychorale où les voix solistes ne sont plus tant individualisées que partie intégrante d’un tout. Pourtant la soprano Céline Scheen était lumineuse, tout comme Perrine Devillers (qui semblait pourtant moins rayonnante que dans le concert des Vêpres de Vincent Dumestre) ; les voix des basses Nicolas Brooymans, Etienne Bazola et Renaud Brès impressionnent, tout comme celles des trois ténors Zachary Wilder, Robin Tritschler et Antonin Rondepierre.
De même, le monde instrumental semblait en retrait, bien que tous les musiciens fussent excellents. Si cornets et saqueboutes sont bien visibles, on ne les entends guère (si discrets dans le Laudate pueri), si ce n’est dans l’Introduction et le Magnificat final. Aucun foisonnement orchestral comme le proposait Leonardo Garcia-Alarcon. Avec la même œuvre, Raphaël Pichon proposait, ce dimanche, une toute autre voie. Pas de tendresse – ou si peu – ou pas la même. Pas de rapprochement avec des rythmes plus populaires, mais une spiritualité incandescente, où les voix sont LE personnage. Que l’Homme est petit, tétanisé par tant de majesté offerte à la gloire de Marie mère de Dieu !
© Marc Dumont
Céline Scheen et Perrine Devillers, sopranos
Zachary Wilder, Robin Tritschler et Antonin Rondepierre, ténors
Nicolas Brooymans, Etienne Bazola et Renaud Brès, basses
Chœur et orchestre Pygmalion, dir. Raphaël Pichon
Vespro della Beata Vergine da concerto composta sopra canti fermi
[Vêpres de la Sainte Vierge en concert composées sur le plain-chant]
SV 206
Œuvre composée à Mantoue, publiée à Venise en 1610.
Chapelle Royale de Versailles, concert du dimanche 22 septembre 2024.