La Rondine à l’Opéra-Théâtre de Metz
Pour commémorer le centenaire de la mort de Giacomo Puccini et ouvrir un cycle puccinien qui se conclura fin novembre par la Messa di gloria à la cathédrale Saint-Etienne, l’Opéra-Théâtre de Metz affiche pour deux représentations seulement la méconnue Rondine qu’on n’avait pas revue sur une scène lorraine depuis la production nancéienne de 2012.
Paris est une fête
Et s’il fallait aller chercher la clé de compréhension de La Rondine chez Eugène Onéguine, de Piotr Ilitch Tchaïkovski ? Au cœur du grand duo qui réunit une ultime fois la princesse Grémine et le dandy misanthrope, au dernier acte, Tatiana prend soudain conscience qu’elle aurait pu mener une tout autre existence si Onéguine n’avait pas repoussé son amour dix ans plus tôt. Le temps de quelques mesures, le flot de l’orchestre s’apaise, les protagonistes se jaugent et leurs deux voix se mêlent pour chanter : « Ah ! le bonheur était à notre portée, si proche ! Si proche ! »
La Rondine est elle-aussi le récit de la possibilité d’un amour. Alors que les grandes héroïnes pucciniennes sont toutes destinées à se fracasser sur l’illusion du bonheur et la mort inéluctable (Manon et Mimi mortes d’épuisement et d’une santé trop fragile ; Floria Tosca, Butterfly et Liu acculées au suicide…), Magda voit s’offrir à elle l’opportunité d’un choix qui permettrait un happy end si rare dans la production dramatique du compositeur de Lucques.
La Rondine compte au nombre des ultimes expériences théâtrales de Giacomo Puccini. À la veille de la Grande Guerre, un an à peine après la création européenne de la Fanciulla del West à la Scala le 29 décembre 1912, il est approché par le directeur du Carl-Theater de Vienne pour composer une œuvre sur un livret léger à la manière de Johan Strauss. Le cachet promis au musicien finit de le convaincre de s’y atteler aussitôt alors qu’il est déjà en train de travailler à la partition du Tabarro mais la déclaration de guerre et le revirement d’alliance de l’Italie rendent rapidement impossible la création de la Rondine sur une scène viennoise.
C’est donc finalement en terrain neutre, en principauté monégasque, que La Rondine est représentée pour la première fois au cours du printemps 1917. Alors que l’Europe est à feu et à sang, que les poilus français épuisés par trois années de tranchées sont de plus en plus nombreux à se mutiner et que la révolution bolchevique renverse l’autocratie tsariste à Petrograd, Giacomo Puccini livre une œuvre d’apparence légère, proche de l’opérette viennoise, mais parcourue d’une gravité qui sourd aux moments les plus inattendus de ce chassé-croisé amoureux.
Directeur de l’institution lyrique messine depuis 2011, Paul-Émile Fourny a intelligemment compris que ce n’est que superficiellement que la partition de La Rondine est superficielle, et qu’il y avait un beau coup à jouer en programmant une rareté puccinienne en ouverture de saison l’année du centenaire de la mort du Maestro.
Quelques semaines après l’Opéra royal de Wallonie-Liège où l’action de Traviata était transposée dans un music-hall, le spectacle de Metz fait lui aussi le pari d’une mise en abîme vertigineuse. Paul-Émile Fourny ne se contente effectivement pas du dispositif classique consistant à emboiter le théâtre dans le théâtre. Pour lui, La Rondine est une plongée dans la psyché de Magda qui revisite, tableau après tableau, les raisons de l’échec de sa passion pour Ruggero.
Le premier acte est ainsi mis en scène comme celui de Traviata : au salon d’une cocotte du 2nd Empire suggéré par les didascalies du libretto s’est substitué un petit théâtre de poche sur la scène duquel est reconstitué la bonbonnière de Violetta Valery. L’acte du bal Bullier convoque évidemment le fantôme du grand tableau du café Momus de La Bohême mais c’est le décor du dernier acte qui constitue de très loin l’idée la plus brillante de cette production. Exit la terrasse bourgeoise surplombant la Méditerranée que Puccini avait imaginée comme cadre du dénouement de l’intrigue : Paul-Émile Fourny lui préfère l’immensité sableuse écrasée de soleil où meurt Manon Lescaut ! Ainsi Magda apparait-elle comme une synthèse entre Violetta, Mimi et Manon, femmes consumées d’amour et héroïnes tragiques dont la vie s’achève entre les bras de leurs amants respectifs. Et si Magda ne meurt pas avant que le rideau ne retombe sur La Rondine, son destin n’est pas moins bouleversant que celui de ses devancières.
Les talents combinés du décorateur Benito Leonori et de la costumière Giovanna Fiorentini font de ce spectacle un divertissement élégant, sans faute de goût, à l’exception des robes un peu criardes du premier acte. Mais ce sont surtout les éclairages subtils de Patrick Méeüs qui sont la signature principale de cette Rondine : d’une douceur extrême, ces lumières caressent les décors architecturés, les subliment et contribuent à créer l’atmosphère élégante qui prédomine dans chacun des trois actes.
Le troisième est par ailleurs – et de très loin – le plus réussi. Décliné en cinquante nuances de blanc, de beige et d’écru, le dernier acte au désert offre un écrin de très grand luxe à l’envol de La Rondine (l’hirondelle, en italien) et permet à la mise en scène de Paul-Émile Fourny de se conclure sur une image émouvante. Alors que tous les protagonistes du drame sont réunis dans les loges du petit théâtre qui sert d’écrin à l’introspection de Magda, c’est le personnage du banquier Rambaldo – amant un temps éconduit de la courtisane – qui baisse le rideau. La silhouette de Magda s’efface ainsi de la scène, comme l’hirondelle disparait à l’horizon dans un battement d’ailes.
La mise en scène fait fi également des difficultés inhérentes au traitement des scènes de foule : le premier acte chez Magda, avec ses invités pléthoriques, peut s’avérer compliqué à mettre en place mais Paul-Émile Fourny s’en sort habilement en tirant au mieux parti des espaces délimités par les décors. La manière dont sont gérés les déplacements de Ruggero pour qu’il ne croise pas Magda qui – elle – le remarque est tombe immédiatement sous son charme, est millimétrée et dénote une parfaite entente des protagonistes réunis sur scène.
On objectera simplement qu’au deuxième acte, au bal Bullier, la chorégraphie du ballet de l’Opéra-Théâtre de l’Eurométropole de Metz n’était pas absolument indispensable et qu’elle contribue à surcharger inutilement le plateau au moment où y évoluent déjà près d’une quarantaine de chanteurs. Le talent des danseurs messins n’est pas en cause mais la chorégraphie old school imaginée pour eux relève davantage de l’esthétique du Concert du nouvel an retransmis chaque année en mondovision que de celle des chefs d’œuvre impressionnistes comme le Bal du moulin de la galette d’Auguste Renoir.
Oui chef !
Le rôle du chef d’orchestre à l’opéra est souvent tenu pour quantité négligeable et beaucoup s’imaginent que de bons musiciens et un solide plateau vocal sont parfaitement capables de mener à bon port une représentation lyrique.
La présence de Sergio Alapont à l’Opéra-Théâtre de Metz vient tordre le cou à ce raisonnement simpliste et démontre – s’il en était vraiment besoin – tout ce qu’un chef habité par la musique peut apporter de plus-value au spectacle. Aux antipodes dramatiques des mesures terrifiantes qui ouvrent la partition de Tosca, les premiers accords tonitruants de La Rondine jaillissent de la fosse en éclaboussures lumineuses et affirment d’emblée la personnalité démiurgique d’un très grand chef.
Le geste ample et la baguette précise, Sergio Alapont est parvenu à donner aux forces de l’Orchestre national de Metz Grand Est une sonorité viennoise de bon aloi qui convient idéalement à cette opérette de très grande classe. Rarement les musiciens messins auront joué de manière aussi fusionnelle : les pupitres de corde bruissent avec l’éclat du satin, les cuivres sont rutilants dans chacune de leur intervention et, surtout, la direction du chef espagnol tient l’orchestre tout ensemble et le hisse bien au-delà de son niveau habituel.
Le final du deuxième acte « Bevo al tuo fresco sorriso » est à ce titre un modèle du genre. Sans précipitation ni grandiloquence, Sergio Alapont construit un kaléidoscope musical dont les plans se superposent jusqu’à culminer dans trois points d’orgue que le chef marque a tempo, suscitant chez le public une hystérie éruptive et des « Bis ! bis ! » malheureusement restés lettres mortes.
Sur le plateau, la distribution réunie pour servir cette Rondine n’appelle elle aussi que les éloges, à commencer par Gabrielle Philiponet dont certains Lorrains se souviennent encore de la Magda chantée à Nancy en 2012 sous la direction de José Cura. La retrouver dans le même rôle une dizaine d’années plus tard confirme définitivement les affinités que cette belle artiste entretient avec l’hirondelle puccinienne. De Magda de Civry, la soprano albigeoise possède le timbre capiteux, le medium charnu, les aigus diamantins et l’intelligence du caractère. Jamais en effet son personnage ne verse dans la caricature : coquette sans minauder, amoureuse sans mièvrerie, cette Magda convient idéalement à la vocalità de Gabrielle Philiponet ainsi que le confirme l’aria « Chi il bel sogno di Doretta » délivré avec l’aplomb d’une artiste confirmée.
À ses côtés, Thomas Bettinger incarne un amoureux transi proche de l’idéal. Quand tant de ténors affublent Ruggero des mêmes tics d’interprétation que lorsqu’ils chantent Alfredo Germont, Thomas Bettinger réussit à caractériser son personnage en l’habitant d’une poésie teintée de mélancolie. S’il y a une fêlure chez ce jeune provençal monté à la capitale, ce n’est certainement pas dans la voix qui sonne claire et virile, capable d’aigus solaires comme de nuances pianissimi dans le duo de la lettre au dernier acte. Lorsqu’on a la chance d’avoir un artiste de cette trempe sur le plateau, il est dommage que des scrupules musicologiques le privent de l’aria « Parigi ! E la città dei desideri » mais on s’en console au dernier acte avec un « Dimmi che vuoi seguirmi alla mia casa » d’anthologie que Thomas Bettinger chante avec une intelligence inouïe du texte.
Les personnages de Lisette et Prunier forment, en regard de Magda et Ruggero, un couple de comédie sur lequel reposent la plupart des changements d’atmosphère de la partition. Louise Foor incarne la soubrette avec tout l’abattage nécessaire et lui prête un soprano flûté extrêmement flatteur à l’oreille. Cette jeune artiste belge semble promise à une jolie carrière si elle confirme à l’avenir, par des choix de rôles judicieux, son aisance scénique et une musicalité naturelle particulièrement rafraichissante.
Christian Collia est lui aussi un artiste qui suscite la sympathie : au poète Prunier, il prête une silhouette de dandy tiré à quatre épingles et un jeu de comédien millimétré, proche de celui des music-halls anglo-saxons. Crânement, c’est lui qui s’accompagne au piano dans les premières mesures de « Chi il bel sogno di Doretta poté indovinar ? » et son timbre léger, subtilement nasillard, convient parfaitement au rôle de caractère de Prunier. Le jeune ténor italien n’était malheureusement pas très en voix au début de la représentation, peinant à franchir le rideau sonore de l’orchestre. Au prix de quelques ajustements, la voix finit cependant par se chauffer et à trouver l’oreille du spectateur.
Jean-Luc Ballestra ne fait qu’une bouchée du court rôle de Rambaldo auquel il prête un timbre de bronze et des graves profonds qui caractérisent immédiatement ce personnage de banquier goujat. Au cœur du deuxième acte, sa brève confrontation avec Magda au bal Bullier donne diablement envie de l’entendre en Scarpia – rôle qu’il a déjà abordé à Orléans en 2023.
La partition de La Rondine regorge enfin d’une quantité de petits rôles distribués à des chanteurs dont aucun ne démérite. Parmi eux, on retiendra notamment le trio des amies de Magda, annonciateur des Ping, Pang et Pong de Turandot. Dans les rôles de Bianca, Suzy et Yvette, Lucile Lou Gaier, Adelaïde Mansart et Apolline Hachler sont toutes les trois piquantes et bien chantantes, cette dernière retenant particulièrement l’attention par son engagement scénique et une qualité de timbre séduisante.
Le grand tableau du bal Bullier est enfin l’occasion de mettre à l’honneur les artistes du Chœur de l’Opéra-Théâtre de l’Eurométropole de Metz. Idiomatiquement préparés par Bertille Monsellier, ils forment un ensemble homogène, sonore sans être tonitruant, et parfaitement intégré à la mise en scène de Paul-Émile Fourny.
Au rideau final, le public messin – dont une grande part, sans doute, découvrait La Rondine à la scène – salue avec enthousiasme cette production sage et bien chantante, réservant un accueil particulièrement chaleureux au chef espagnol Sergio Alapont qu’on aimerait réentendre très vite dans une œuvre de Richard Strauss.
D’ici quelques semaines, le ballet inédit L’anima del lago (du 18 au 20 octobre) composé à partir de musiques de Giacomo Puccini, puis Tosca (du 15 au 21 novembre) et enfin la Messa di gloria jouée le jour du centenaire de la mort du Maitre toscan à la cathédrale Saint-Etienne devraient faire de Metz La Mecque de tous les mélomanes pucciniens de la région Grand Est.
Magda de Civry : Gabrielle Philiponet
Lisette: Louise Foor
Ruggero Lastouc: Thomas Bettinger
Prunier : Christian Collia
Rambaldo : Jean-Luc Ballestra
Yvette / Georgette : Apolline Hachler
Bianca / Gabriella : Lucile Lou Gaier
Suzy / Lolette : Adelaïde Mansart
Périchaud / un majordome : Olivier Lagarde
Gobin : Tadeusz Szczeblewski
Crébillon : Nathanaël Kahn
Rabonnier : Thomas Roediger
Un jeune : Éric Mathurin
Une voix de soprano : Aline Roediger Metzinger
Orchestre national de Metz Grand Est, dir. Sergio Alapont
Chœur et ballet de l’Opéra-Théâtre de l’Eurométropole de Metz
Mise en scène : Paul-Émile Fourny
Décors : Benito Leonori
Costumes : Giovanna Fiorentini
Lumières : Patrick Méeüs
Cheffe de chant : Bertille Monsellier
La Rondine
Comédie lyrique en trois actes, livret de Giuseppe Adami d’après un texte allemand d’Alfred Maria Willner et Heinz Reichert, créée à l’Opéra de Monte-Carlo le 27 mars 1917.
Opéra-Théâtre de Metz, représentation du vendredi 4 octobre 2024.