Zoraya : Andreea Soare
Don Enrique : Jean-François Borras
Ximénès : Lionel Lhote
Padilla : Alexandre Duhamel
Afrida : Marie-Éve Munger
Manuela : Sofie Garcia
Joana : Servane Brochard
Aïcha : Carine Séchaye
Fatoum : Léa Fusaro
Ramiro : Joé Bertili
Arias : Maxence Billiemaz
Première Mauresque : Daria Novik
Deuxième Mauresque : Eva Kubicek
Zaguir : Oscar Esmerode
Le Sereno, Albornos : Raphaël Hardmeyer
Cardenos, Oliveira : Joshua Morris
Une voix: Pablo Plaza
Trois musiciens : Mathias Lonchay, Hugo Fabrion, Oscar Esmerode
Ibarra : Alban Legos
Molina : Pierre Arpin
Calabazas : Ivan Thirion
Torillo : Manuel Pollinger
Un Homme du Peuple : Hugo Fabrion
Orchestre et chœur de la Haute École de Musique de Genève, dir. Guillaume Tourniaire
La sorcière
Opéra en quatre actes de Camille Erlanger, livret d’André Sardou, créé à l’Opéra-Comique le 18 décembre 1912.
2 CD B.records, octobre 2024 (2h25, enregistré le 12 décembre 2023)
Redécouvrir La Sorcière de Camille Erlanger en cette période d’Halloween, quoi de plus naturel ? Quoi qu’il en soit, la mise en lumière de cette œuvre (très) rare dans une interprétation enthousiasmante justifie pleinement un nouvel APPASSIONATO !
C’est à une passionnante résurrection que nous convie ce très beau cd-livre, qui contient, outre le livret de l’opéra, plusieurs contributions sur le compositeur, le contexte de la création, ainsi qu’une analyse claire et détaillée de la partition, un véritable modèle du genre. Après le rare Ascanio de Saint-Saëns, paru chez le même label, Guillaume Tourniaire recrée la flamboyante partition de la Sorcière, livret adapté de la pièce éponyme de Victorien Sardou par son fils André, laquelle pièce fut créée par Sarah Bernhardt en 1903, neuf ans avant la création de l’opéra qui reçut un accueil enthousiaste, grâce notamment à une distribution de premier plan et des décors réalisés par Lucien Jusseaume, qui avait dessiné ceux de Pelléas. L’œuvre, jamais redonnée depuis la première du 18 décembre 1912 à l’Opéra-Comique, fait ici l’objet d’un remarquable enregistrement, fruit d’un concert live donné au Victoria Hall de Genève le 12 décembre 2023. Bénéficiant d’un casting pléthorique (24 rôles), mais non moins solide et homogène, l’opéra le plus célèbre d’Erlanger (on rêve d’une recréation de son Aphrodite d’après Pierre Louÿs, l’un de ses plus grands succès) captive de bout en bout, mené par la baguette experte et passionnée de Guillaume Tourniaire qui devait recréer à l’automne de cette même année 2023, au Festival de Wexford, une autre partition lyrique d’Erlanger, L’aube rouge, avec déjà Andreea Soare, interprète ici du rôle-titre autrement plus exigeant, et qu’elle incarne avec un engagement sans faille. Le livret, d’un intérêt littéraire moindre que celui d’un Pelléas, nous emmène à Tolède en 1507, où le capitaine des archers Don Enrique doit arrêter la mauresque Zoraya, coupable d’avoir enlevé le corps du Maure Kalem lapidé pour avoir aimé une chrétienne. Bien entendu, le capitaine tombera amoureux de la belle Zoraya, alors que le jour même il doit épouser Joana. La jalousie de Zoraya poussera Enrique à commettre un crime, tandis que les inquisiteurs condamnent la sorcière au bûcher, absolvant ainsi Enrique de sa trahison, mais celui-ci, dans un ultime baiser empoisonné, tombe foudroyé. La sorcière expire et ce sera son corps mort qui sera brûlé.
Erlanger, malgré une tendance (dès les premières mesures) aux débordements sonores, compose une partition riche en ensembles : il excelle à brosser musicalement des tableaux, marqués par un usage personnel des leitmotive (qu’il appelle « sujets musicaux »), comme celui de l’accusation, à travers une gamme chromatique descendante, ou celui de l’oppression caractérisé par des accords de triolets violents. Mais la volupté n’y est pas absente, qui rappelle certaines pages de Massenet, lorsque le motif du désir fera littéralement fondre Enrique. On relèvera la superbe barcarolle orientalisante du premier acte (« Dans ma demeure ») qui introduit le thème de l’amour interdit sur un rythme irrésistible de boléro. Le deuxième acte est sans aucun doute le plus intéressant musicalement. Le prélude qui installe une atmosphère là encore orientalisante, avec les cloches au lointain (écho à celui du troisième acte de Tosca ?) confirme les talents d’orchestrateur d’Erlanger, qui joue sur les timbres, les changements d’harmonie. Le duo des deux amants est magnifié par l’interprétation idéale de Jean-François Borras, ténor racé au timbre voluptueux, superbement projeté et à la diction impeccable. La péripétie du mariage prévu entre Enrique et Joana, la fille du gouverneur, nous vaut un troisième acte de divertissement obligé avec notamment la scène de bal qui met en valeur les qualités du Chœur de la Haute École de musique de Genève. On y retrouve un second duo entre les amants, occasion pour la soprano de faire montre de son incroyable virtuosité et de son aisance dans le registre suraigu, que contrebalance la suavité capiteuse de sa romance « Dans le calme des nuits », chantée, nous dit le livret, « avec un charme enveloppant et nostalgique ».
La scène du procès du 4e acte introduit le thème de l’inquisition et permet d’entendre un duo de barytons entre Padilla, campé par un prodigieux Alexandre Duhamel, et le cardinal Ximénès, incarné par un non moins impressionnant Lionel Lhote : on reste de marbre, littéralement stupéfait, lorsqu’il lance son terrifiant : « Nous la brûlerons après Vêpres ». La confrontation avec une autre sorcière extravagante, Afrida, donne l’occasion à la soprano Marie-Ève Munger (qu’on a pu entendre dans le Pinocchio de Boesmans, à Lille dans Die Fledermaus ou à l’Opéra du Rhin dans Les Oiseaux de Braunfels) de mettre en valeur ses talents d’actrice délirante dans un numéro à effets particulièrement brillant. Accablée par une autre sorcière, Manuela, campée par une Sofie Garcia véhémente, Zoraya répondra par un émouvant lamento, « Toutes les douleurs de la défaite », qui témoigne une fois de plus de son incroyable palette vocale, notamment lorsque s’ensuit son intense imprécation « Ici est l’Enfer ». La courte scène finale du bûcher agit doublement comme une apothéose : celle de la « catastrophe » du drame et celle qui permet d’entendre une dernière fois l’Enrique de Borras, dans une étrange et fascinante mélodie, un dernier monologue plaintif de Zoraya, mais aussi l’éveil merveilleux de Joana, jusque-là plongée dans un sommeil profond et parfaitement campée par le timbre chaleureux de Servane Brochard, tandis que l’Orchestre de la Haute École de Musique de Genève éclate dans un Dies Irae proprement terrifiant. Les autres rôles, secondaires, sont tous remarquablement servis. L’ensemble des interprètes, chœur, orchestre et chef confondus, ont rendu le meilleur des hommages à cette partition oubliée, qui malgré un livret faible mais riche en effets dramatiques, mériterait largement une résurrection scénique.