Tosca, Grimaldi Forum (Monaco), vendredi 15 novembre 2024
On n’avait plus entendu Roberto Alagna en Principauté depuis un flamboyant Maurizio d’Adriana Lecouvreur (2017) : son incarnation de Mario Cavaradossi hier soir salle des Princes, à l’occasion de la version de concert de Tosca donnée dans le cadre du Festival Puccini a remporté un légitime triomphe. Surtout que dans la fosse, nous retrouvions Marco Armiliato !
Une architecture musicale obéissant au sens du tragique
Combien il est intéressant de pouvoir entendre à quelques jours d’intervalle les deux compositions successives d’un musicien, surtout lorsqu’elles sont conduites par le même chef d’orchestre !
De La bohème (1896) à Tosca (1900), nous passons d’un univers sonore baignant le plus souvent dans une atmosphère de naturalisme intimiste à une fresque héroïque au sein de laquelle les personnages semblent souvent confrontés au sens tragique de l’Histoire avec un grand H. Avec pourtant très peu de jours de répétition entre orchestre et solistes, la magie de la direction de Marco Armiliato met dans le mille, une fois de plus ! Dès les trois célèbres accords initiaux traduisant en musique la personnalité féroce du chef de la police Scarpia, on sait que les lignes mélodiques seront amples, ce soir, et que le chef mettra au premier plan toute sa maestria pour inscrire la partition au programme dans tout un ensemble de contrastes avec celle de La bohème (toujours à l’affiche à l’heure où nous écrivons ces lignes). Ne nous y trompons pas cependant : comme nous le confiera un peu plus tard dans la soirée le maestro, si l’orchestre est amené souvent ici à s’exprimer avec une violence sonore époustouflante, c’est tout simplement parce que le chef suit avec précision toutes les indications mentionnées par Puccini dans sa partition, où les mentions « con tutta forza », « con violenza », « ruvido » (« rude ») sont fréquentes. Pour autant, avec cette baguette, la « rudesse » sonore ne se fait jamais aux dépens d’une souplesse et d’un art de la retenue qui donne tout son prix à cette soirée, de nouveau placée sous le signe de l’exceptionnel. De fait, à partir de la phrase de Scarpia « Tre sbiri, una carozza » qui amorce le Te Deum du final du premier acte, tous les états d’âme du personnage, passant en quelques secondes de l’autorité du propos à l’ironie sardonique puis de la férocité au rêve érotique, se traduisent en un savant et constant équilibre dans les nuances prodiguées à l’orchestre – en cela on rejoint parfaitement ce qui était déjà audible dans la représentation de La bohème ! – et permettent au maestro génois de faire soudain apparaître à l’auditeur une cathédrale sonore d’une envergure étonnante (on pense soudain à certains finales symphoniques de Mahler !), sur fond de magnifiques projections de l’église San’Andrea della Valle : tout au long de cette version de concert, la vidéo nous permettra d’ailleurs une fort belle promenade dans Rome.
Entendre le chœur monégasque dans cet ouvrage permet de comparer, à quelques mois d’écart, sa performance à celle, fort louable, de l’ensemble formé, l’été dernier à Orange, par les artistes de l’Opéra d’Avignon et des Chorégies, tous placés déjà sous la houlette de Stefano Visconti. En fort élégante tenue, les toujours superlatifs choristes de la Principauté auront pu pleinement recueillir les fruits d’une préparation au cordeau de leur directeur. En effet, en leur donnant toutes les attaques, non seulement dans le must que constitue l’attendu Te Deum mais également dans des passages qui, ce soir, sont particulièrement mis en relief à l’orchestre – l’excitation liée à l’annonce du grand jubilé à l’acte I, la cantate chambriste chantée depuis les coulisses à l’acte II – le maestro Armiliato rend totalement partie prenante de ce festin sonore la masse chorale et, sans nul doute, rend encore plus fluide et homogène un discours musical obéissant au sens du tragique qu’il impose sur le plateau… même sans mise en scène ! Du grand art.
Un plateau vocal en totale complicité avec la conception souhaitée par le chef
Dans cette conception orchestrale laissant au théâtre dramatique la première place, on saura gré au baryton-basse milanais Giovanni Romeo, dès son entrée en scène – et malgré son smoking ! – de nous donner à « voir » le personnage du sacristain ! Avec une voix fort bien projetée, cet interprète fait preuve d’une vis comica jamais outrancière qui sait rendre à la ligne de chant du rôle toute sa saveur, commune à celle des grands rôles de barytons-bouffe dont il est familier.
De même, les interventions de Reinaldo Macias (Spoletta), Paolo Marchini (Sciarrone), Fabio Bonavita (le geôlier) et Galia Bakalov (le berger, comme déjà aux Chorégies l’été dernier) sont parfaites de projection et d’intelligence du texte. Nous retrouvons avec plaisir Giorgi Manoshvili, émouvant dans Colline il y a quelques jours et, ce soir, héroïque et bien chantant dans le rôle de Cesare Angelotti. Sans nul doute une voix de basse à la carrière prometteuse. Première avait déjà repéré cet artiste à l’occasion du Tancredi rouennais en mars dernier ; il a interprété avec succès le rôle-titre d’Attila au dernier festival Verdi de Parme, et nous attendons avec impatience son Assur programmé au printemps prochain à Rouen et à Paris.
On n’avait plus entendu Luca Salsi dans un opéra de Puccini depuis son incarnation bouleversante de Michele d’Il Tabarro à Rome en 2023. Dès son entrée en scène sur un « Un tal bacanno in chiesa ! » explosif, on sait que le baryton parmesan sera scéniquement le personnage et ne lésinera pas sur les moyens pour dresser le portrait de l’un des « méchants » les plus illustres de l’histoire de l’Opéra. Bien loin de se limiter à une gestuelle envers la malheureuse Floria Tosca dégageant toute la perversité du chef de la police romaine, Luca Salsi sait faire preuve d’un chant rigoureux maitrisant le legato tout de même nécessaire aux deux airs qui constituent sa carte de visite : « Ella verrà » (« Elle va venir ») et « Già mi struggea l’amor della diva » (« L’amour de la Diva me consumait déjà »), chantés et non « récités » comme cela peut parfois être le cas. Surtout, ce Scarpia, en totale complicité avec un chef attentif à la moindre de ses inflexions, sait moduler ses phrases – en particulier dans son deuxième air – pour faire entendre ses expressions d’ironie narquoise, de passion sauvage pour la « conquista violenta » puis, soudain, de lancinante concupiscence. Disons- le tout net : on n’avait pas entendu chanté ainsi Scarpia depuis bien longtemps !
Le cas de Maria José Siri est bien différent. Appréciée pour sa rigueur stylistique et applaudie in loco, à quelques années d’intervalle en Nedda d’I Pagliacci et, la saison dernière, en Santuzza de Cavalleria Rusticana, la soprano uruguayenne déçoit dans le rôle titre. Au-delà d’une entrée en scène bien peu assurée, on a souvent l’impression que l’artiste chante bas et que les moyens vocaux nécessaires au rôle la dépassent quelque peu. Si, mal assortie ce soir avec son Cavaradossi, le duo de l’acte I n’est guère électrisant pour ce qui la concerne, l’artiste semble davantage prendre assurance face à son futur bourreau et délivre un « Ed io venivo a lui tutta dogliosa » aux beaux accents tragiques, bien soutenus par le chef… L’acte II achève de nous convaincre qu’il ne faudra pas attendre, ce soir du moins, de grands élans mélodramatiques sur des paroles pourtant attendues telles que le « Assassino ! Voglio vederlo… » ou les fameux « Questo è il bacio di Tosca ! », « Muori dannato ! », décidément peu théâtralisés. Pourtant, c’est peut-être dans la partie la plus fragile du portrait de l’héroïne, celle de Tosca à bout de forces implorant Scarpia, que, soudain, un petit miracle s’opère, permettant d’entendre un « Vissi d’arte » proche de la perfection en termes de legato, de variété dans les couleurs, de sons filés et de messa di voce finale. Un fort beau moment, pas suffisant hélas pour tenir une grande soirée sur la continuité.
C’est, de fait, de Roberto Alagna que viennent les plus grands bonheurs vocaux de la soirée. Bien plus assuré que sa partenaire dès son entrée en scène, le ténor franco-sicilien délivre un « Recondita armonia » de meilleure facture que celui entendu il y a quelques mois dans le théâtre antique d’Orange. Ce soir, l’organe est vaillant et le médium, en particulier, semble avoir retrouvé toute sa couleur. C’est ainsi que tout va réussir à Alagna, des aigus percutants et émis avec aplomb de « La vita mi costasse » et de « Vittoria ! » à un duo du I avec sa partenaire qui lui permet de se risquer à des diminuendi fort bien tenus. C’est tout naturellement dans son lamento puis, davantage encore dans « O dolci mani » que cet attachant interprète va se surpasser en termes de phrasé et de diminuendi, achevant de nous persuader – s’il en était besoin – que sa réputation, quelque trente années durant, d’avoir été l’une des plus belles voix du monde, n’est non seulement pas exagérée mais trouve, ce soir à Monaco, l’un de ces instants suspendus pour pouvoir le démontrer à nouveau. Bravo l’artiste !
Floria Tosca : Maria José Siri
Mario Cavaradossi : Roberto Alagna
Le baron Scarpia : Luca Salsi
Cesare Angelotti : Giorgi Manoshvili
Le Sacristain : Giovanni Romeo
Spoletta : Reinaldo Macias
Sciarrone : Paolo Marchini
Un geôlier : Fabio Bonavita
Un berger : Galia Bakalov
Chef de chant : Kira Parfeevets
Chœur de l’Opéra de Monte-Carlo, direction : Stefano Visconti
Orchestre philharmonique de Monte-Carlo, dir. Marco Armiliato
Tosca
Opéra en trois actes de Giacomo Puccini, livret de Giuseppe Giacosa et Luigi Illica d’après la pièce de Victorien Sardou. Créé au Teatro Constanzi à Rome le 14 janvier
Forum Grimaldi (Monaco), représentation du vendredi 15 novembre 2024