Après l’Opéra du Rhin, qui proposa de l’opéra de Porpora une étonnante mise en scène « cinématographique » en février dernier, c’est l’Opéra Royal de Versailles qui accueillait le 4 décembre dernier Polifemo, créé à Londres en 1735.
Ce fut un feu d’artifice. La partition l’appelle, la distribution fut au rendez-vous. Dans cet écrin magique de l’Opéra Royal de Versailles, ce furent trois grandes heures qui donnèrent l’impression de remonter le temps. On était transporté dans un monde perdu, fantasmé : celui des plus luxueuses productions lyriques du premier XVIIIe siècle, à Londres, où s’affrontaient les partitions de Händel et de Porpora, où brillaient les plus grands castrats et les plus incroyables prime donne.
Ce n’est pas l’histoire, à la trame particulièrement ténue, qui captive. Nous assistons aux amours contrariés de Polyphème qui, de rage, tue son rival, le bel Acis, que son amante éplorée rend immortel par le truchement de Jupiter. Comme Ulysse passe par là, il venge les amoureux en plantant le pieux fatal dans l’œil du cyclope et file le parfait bonheur avec Calypso, la nymphe qui veille sur le courageux mais guère téméraire héros avec une amoureuse bienveillance.
Dans une mise en scène de Julien Way maniant davantage l’humour que l’originalité (malgré la présence de vrais moutons et chèvres sur scène lorsque qu’Ulysse chante ces « heureuses brebis » !), dans de subtils éclairages de Stéphane Le Bel, avec des décors de Roland Fontaine plus fonctionnels qu’inventifs, ce sont bien les somptueux costumes de Christian Lacroix, réalisés et réinterprétés d’après des gravures d’époque, qui donnaient le La d’une soirée colorée, festive et définitivement néo-baroque. Plumes et fausses armures, robes incroyables de couleurs et de finesse de réalisation participaient à l’enchantement. Et l’étonnant personnage de Polifemo était campé par une réalisation inventive lui donnant une vraie originalité théâtrale.
La chorégraphie de Pierre-François Dollé, illustrant le livret, jouait sur le second degré avec un réjouissant moment où les danseurs se transformaient en moutons. Les danses, subtilement accordées aux arias, bénéficiaient logiquement de ces costumes chamarrés. Et c’était la première fois que six jeunes danseurs de l’Académie de danse baroque de l’Opéra Royal montaient sur cette scène.
L’Orchestre de l’Opéra Royal donnait à la soirée de belles couleurs, et une réelle énergie. Toutefois, on notait aussi quelques baisses de tension, quelques problèmes d’accord ou un manque de variété des couleurs qui venaient interroger sur la direction de Stefan Plewniak. Toujours aussi engagé, dynamique et enthousiaste au point d’applaudir ses chanteurs à la fin de chaque air, le chef ne fouille pas systématiquement la partition. Ici le hautbois dialoguant avec Acis, là le violon obligé dans un autre air du même, semblent bien prosaïques. Plewniak ne fait pas toujours miroiter les instruments à la hauteur de ce que l’on peut entendre sur scène.
Car là était tout le prix de cette soirée, à commencer par la voix, le timbre, les vocalises stupéfiantes de Julia Lezhneva en Galatée aérienne, diaphane – au jeu non dépourvu d’humour. On a beau célébrer les incarnations de la soprano[1] (qui connait d’ailleurs cette partition pour l’avoir enregistrée et plusieurs fois chantée), on reste stupéfait devant une telle maîtrise alliée à une telle musicalité de tous les instants. Elle se rit de tous les innombrables pièges de la partitions et nous subjugue dans ses cadences a capella stratosphériques, dès son premier air « Si al canto ». Sa rage, dans le récitatif accompagné lors de la mort d’Acis est saisissante, avant de laisser la place à la plus poétique des douleurs. Ménageant parfois des silences, c’est alors le souffle des spectateur qui s’arrête.
Le couple que cette Galatée de rêve formait avec l’Acis de Franco Fagioli tutoyait les sommets. Ces deux stars du chant baroque sont habituées à chanter ensemble[2]. Leur entente musicale est parfaite comme l’exprime leur duo final. Le velouté du timbre et les facilités de vocalises de Fagioli ne sont plus à mentionner. Pourtant, ses premiers airs le trouvaient un peu tendu, avec des vocalises un peu brouillonnes. Puis cela s’arrange nettement pour clore brillamment une première partie sur cet air triomphant (avec cors) appelant à la « confiance en l’espoir ». La seconde partie de la soirée le montrait libéré, jusqu’à ce pur moment de grâce, ce sublime air « Alto Giove » d’Acis. Puis, son dernier air offrait d’insolentes vocalises et un rayonnant bonheur du chant.
L’autre grand triomphateur fut aussi Paul-Antoine Bénos-Djian, Ulysse à l’alto profond. Son timbre de contre-ténor, plus sombre, mordoré, contrastait avec celui de Franco Fagioli. Il fut aussi remarquable de ductilité dans les airs de bravoure (avec cors et trompettes) que dans le sublime appel à « l’impérieux regard de l’immortelle beauté » qui débutait la seconde partie du spectacle.
La Calypso très vivante d’Éléonore Pancrazi semblait très à l’aise sur scène comme dans ses airs et vocalises. Pourtant, la partition nécessite une tessiture un peu grave pour sa voix, ce qui ne facilitait pas la projection. Gageons que, dans un style tout à fait autre, le rôle de Carmen lui conviendra encore mieux ici-même dans un mois[3].
Enfin, le Polifemo de José Coca Loza, censé effrayer tout ce petit monde, jouait plus sur l’humour que sur la terreur. Il manquait au personnage quelques graves abyssaux pour nous faire frémir. Mais au fond, cette histoire est-elle si terrible ?
Reste que ce fut une soirée rare à plus d’un titre qui, par les voix et le spectacle, portait à incandescence cette quintessence d’opéra baroque. Heureusement, une captation vidéo préparait une édition en DVD à venir !
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[1] Souvenir d’un concert au Musikverein de Vienne : https://www.premiereloge-opera.com/article/compte-rendu/recital/2020/02/13/dans-la-foret-musicale-viennoise-3/
[2] Notamment dans un rare opéra de… Porpora, Charles le chauve.
[3] Elle assurera le rôle titre en alternance avec Adèle Charvet, du 14 au 22 janvier : https://www.operaroyal-versailles.fr/event/bizet-carmen/
Acis : Franco Fagioli
Galatée : Julia Lezhneva
Ulysse : Paul-Antoine Bénos-Djian
Polifemo : José Coca Loza
Calypso : Éléonore Pancrazi
Orchestre de l’Opéra Royal, dir. Stefan Plewniak
Mise en scène : Justin Way
Académie de danse baroque de l’Opéra Royal
Chorégraphie : Pierre-François Dollé
Costumes : Christian Lacroix, assisté de Jean-Philippe Pons
Décors : Roland Fontaine
Lumières : Stéphane Le Bel
Maquillage et coiffure : Laurence Couture
Perruques : Cécile Kretschmar
Masques et costume de Polifemo : Rachel Quarmby-Spadaccini et Jean-Christophe Spadaccini
Cheffe accessoiriste : Julie Berce
Polifemo
Opera eroica en trois actes de Nicolò Porpora, livret de Paolo Rolli, créé à Londres en 1735.
Opéra royal de Versailles, représentation du mercredi 4 décembre 2024