Marchant dans les pas de Montserrat Caballé et Edita Grubevora qui interprétèrent le rôle de la Reine d’Écosse avant elle sur la scène du Teatro Real, Lisette Oropesa remporte un très grand succès en Maria Stuarda.
On a plusieurs fois eu l’occasion de souligner l’intelligence avec laquelle sont conçues les saisons lyriques du Teatro Real de Madrid, soucieuses de présenter au public une offre vraiment variée plutôt que de satisfaire les seuls goûts et lubies d’un directeur. Ainsi la saison 2024-2025 ne s’enferme-t-elle pas dans le répertoire contemporain, ni dans le romantisme, ni dans le baroque, mais propose des œuvres ressortissant à toutes les écoles et toutes les époques ou presque, et fait alterner les chefs-d’œuvre incontournables (Traviata, Eugène Onéguine, Les Indes galantes) avec les raretés (L’uomo femina, Le Conte du tsar Saltan), et les titres relativement connus mais assez rarement joués (Adriana Lecouvreur, Attila, I Lombardi). C’est à cette catégorie que ressortit Maria Stuarda, qui n’est certes pas inconnue mais reste relativement rare en dehors des salles italiennes. L’œuvre est en tout cas superbement ignorée par les théâtres parisiens, à l’exception notable du TCE qui l’a proposée en version scénique en 2015 et en version de concert en 2018. Mais l’Opéra de Paris, qui semble oublier qu’outre Lucia, L’Élixir et Don Pasquale, Donizetti a composé quelque 60 autres opéras, refuse obstinément tout simplement de… créer l’œuvre en ses murs ! Pour ces représentations madrilènes en tout cas, le Teatro Real a mis les petits plats dans les grands en confiant la mise en scène à un artiste réputé (David McVicar) et en confiant le rôle-titre à l’une des rares chanteuses actuelles pouvant rendre justice à ce répertoire exigeant (Lisette Oropesa). À en croire les applaudissements très nourris qui ont accueilli l’ensemble des artistes à l’issue de la représentation, le pari a été gagné.
Le spectacle de David McVicar est bien connu : il a été créé à New York en 2012 pour la Maria Stuarda de Joyce DiDonato (un événement retransmis en son temps dans les salles de cinéma). On retrouve avec plaisir une lecture que d’aucuns jugeront sans doute un peu trop sage, mais qui dans la scénographie épurée d’Hannah Postlethwaite et en costumes d’époque (ils sont signés Brigitte Reiffenstuel) se concentre efficacement sur les relations psychologiques entre les personnages, grâce à une direction d’acteurs très précise. Sans concessions à l’anecdotique, au superflu ou aux « trucs » plus ou moins à la mode, la tragédie avance inexorablement jusqu’au tableau final : une exécution de la reine d’Écosse par décapitation, sinistre – le côté lugubre de la scène provenant notamment de la prédominance du noir dans les décors et les costumes, sur lequel tranche le rouge éclatant de la robe portée par la reine.
À la tête d’un excellent orchestre et de chœurs superbes préparés par José Luis Basso (très belle déploration funèbre avant la scène de l’exécution, pleine d’une émotion intense et sobre), le chef Jose Miguel Pérez-Sierra mène sa barque à bon port. On note bien quelques coupures dommageables (la reprise de la cabalette de Leicester : la coupure est-elle imposée par le chef ou souhaitée par le ténor ? À New York, Matthew Polenzani chantait l’intégralité de l’air), ou encore l’ultime reprise du duo Stuarda/Leicester au deuxième acte (une coupure cette fois également pratiquée à New York). Mais globalement, l’intégrité de l’œuvre est respectée – bien plus en tout cas que ne le sont les œuvres belcantistes les rares fois où elles sont données à l’Opéra de Paris où le nombre de coupures pratiquées les rendent le plus souvent méconnaissables [1]. Si le le chef ne parvient pas vraiment à estomper certains accords un peu frustes d’une sinfonia qui ne compte pas parmi les plus belles réussites de l’auteur, il impulse à la partition une belle dynamique et une vraie tension (y compris dans le difficile finale du II, où, sous la baguette de certains chefs, la pesanteur tient lieu de dramatisme).
Vocalement, la soirée séduit par sa grande homogénéité : l’Anna d’ Elissa Pfaender accompagne très dignement sa souveraine à la mort. Andrzej Filonczyk est un Lord Guglielmo Cecil autoritaire et sombre à souhait. Roberto Tagliavini est un Giorgio Talbot d’une très grande noblesse. La ligne de chant de la basse italienne, comme toujours extrêmement soignée, le soin accordé aux mots, en font un partenaire parfaitement à la hauteur de la protagoniste dans leur belle et longue scène de l’acte II. Aigul Akhmetshina impressionne en Elisabetta par l’arrogance de sa projection et l’étendue de son ambitus, même si elle couronne sa cabalette d’un aigu superfétatoire prudemment écourté. Ismael Jordi remporte un joli succès en Leicester. Il nous semble pourtant rester quelque peu en deçà des exigences d’une partition où se sont illustrés pas moins que Luciano Pavarotti, Francisco Araiza (à peu près idéal dans ce rôle à la fin des années 80) ou encore Juan Diego Florez sur cette même scène du Teatro Real en 2003, aux côtés de la Maria Stuarda d’Edita Gruberova. Certes, Leicester n’est pas Manrico, et il convient de privilégier le côté élégiaque et tendre du personnage – ce qu’Ismael Jordi fait très bien. Mais le Comte a aussi des moments d’emportements et d’effusions lyriques (dans sa confrontation avec Elisabetta, et surtout dans la scène finale, où son désespoir appelle une effusion vocale, un slancio nous semble-t-il supérieurs.
Enfin, Lisette Oropesa triomphe dans le rôle-titre. Le timbre de la soprano américaine présente une fraîcheur étonnante dans la mesure où elle est habituellement le fait de soprani légers, ce que la chanteuse n’est pas : l’aisance de la projection vocale ainsi que de beaux graves, bien assis, la rendent tout à fait légitime dans cet emploi, lui permettant un « Nella pace del mesto riposo » souverain et une confrontation avec Elisabetta pleine d’autorité. Mais c’est bien sûr dans la longue scène finale qu’elle émeut le plus, avec notamment une prière (« Deh! Tu di un’umile preghiera il suono ») de toute beauté, magnifiée par de longs aigus filés chantés piano et pianissimo. Le succès remporté par la chanteuse auprès du public a montré qu’elle marchait dignement dans les pas d’une Montserrat Caballé ou d’une Edita Gruberova, pour ne citer que deux de ses illustres devancières s’étant produites sur cette même scène du Teatro Real, respectivement en 1978 et 2003.
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[1] Voyez par exemple l’indigne tripatouillage imposé à la partition de Beatrice di Tenda à Bastille en février 2024.
Retrouvez Roberto Tagliavini en interview ici !
Maria Stuarda : Lisette Oropesa
Roberto, comte de Leicester : Ismael Jordi
Elisabetta : Aigul Akhmetshina
Giorgio Talbot : Roberto Tagliavini
Lord Guglielmo Cecil : Andrzej Filonczyk
Anna Kennedy : Elissa Pfaender / Mercedes Gancedo
Chœurs (chef de chœur : José Luis Basso) et orchestre du Teatro Real, dir. Jose Miguel Pérez-Sierra
Mise en scène, costumes additionnels : David McVicar
Scénographie : Hannah Postlethwaite
Costumes : Brigitte Reiffenstuel
Lumières : Lizzie Powell
Maria Stuarda
Tragedia lirica en deux actes de Gaetano Donizetti, livret de Giuseppe Bardari, créée au Teatro alla Scala de Milan le 30 décembre 1835.
Teatro Real de Madrid, représentation du vendredi 20 décembre 2024.