Il y eut bien le spectacle de Nancy en 2017 (la reprise d’un spectacle zurichois), ou celui de Liège la saison dernière. N’empêche : le Mariage secret de Cimarosa, un des piliers du répertoire lyrique au début du XIXe siècle, reste inexplicablement négligé par les salles d’opéras. Le livret, pourtant, qui multiplie quiproquos, coups de théâtre, rebondissements n’a rien perdu de sa force comique, et la musique de Cimarosa, tellement prisée par Stendhal, est d’une rare élégance.
Si ce spectacle est une belle réussite, c’est avant tout parce que le festival, comme souvent, a fait le pari de la jeunesse, en confiant l’opéra de Cimarosa aux mains de Pier Luigi Pizzi et de Michele Spotti. Jeune, Pier Luigi Pizzi et ses 89 printemps ? Plus que jamais, tant la vision du Mariage qu’il propose est fraîche, vive, imaginative : même si le désir de parer son patronyme d’une particule est sans doute moins prégnant dans la bourgeoisie du XXe siècle qu’au tournant du XVIIIe, la transposition de l’action dans le monde contemporain s’opère très naturellement et sous la houlette de Pizzi, tous les chanteurs s’avèrent être de vrais acteurs, drôles et convaincants.
Michele Spotti, secondé par un orchestre du Théâtre Petruzelli de Bari impeccable de vivacité et de précision, propose un direction d’un dramatisme et d’une élégance constants : aucun temps mort dans le spectacle, les récitatifs, les airs, les ensembles se succèdent avec fluidité et nécessité, chaque nouvelle page semblant procéder de la précédente. Quant à l’élégance, elle provient de la vivacité des tempi qui évitent cependant toute précipitation et laissent l’œuvre respirer, mais aussi de l’inscription de la partition à la fois dans l’héritage de Mozart et la préfiguration de Rossini. L’inspiration mozartienne est omniprésente (le gazouillement des cordes dans l’ouverture fait songer à celui des ouvertures de Cosi ou des Noces ; le duo Carolina/Paolino qui ouvre l’acte I rappelle celui de Suzanne et Figaro ; l’exhortation qui est faite au Comte Robinson de sortir de la chambre de Carolina au dernier acte et l’effet de stupéfaction qui s’ensuit évoque bien sûr également Les Noces). Mais la musique et le livret préfigurent aussi nettement certains opéras de Rossini, parmi les plus fameux : au finale du premier acte, les différents personnages tentent vainement d’expliquer la situation à Geronimo en caquetant à qui mieux mieux, comme le font les personnages du Barbier à l’officier de police (également dans le finale du premier acte du Barbier) avant que tous les personnages ne semblent perdre l’esprit dans un ensemble trépidant : « Mi par d’esser con la testa… » chez Rossini / « Le orecchie non stancate… » chez Cimarosa. Les deux sœurs et leur idiot de père annoncent par ailleurs directement Cenerentola, et le quintette du second acte dans lequel la comédie semble tourner au drame (« Sol tre giorni alla partenza / Io vi chiedo per pietà ») provoque chez l’auditeur le même émoi que l’ensemble dans lequel Cenerentola demande à son père la permission d’aller au bal, ne serait-ce que pour une heure. Enfin, le Comte Robinson préfigure nettement Dandini, notamment dans sa scène « de la révélation », lorsqu’il annonce à Geronimo qu’il souhaite épouser non pas la fille aînée mais la cadette… Ce double héritage mozartien et rossinien est superbement compris et mis en lumière par Michele Spotti, qui révèle également les beautés propres que l’opéra de Cimarosa recèle, indépendamment de toute référence musicologique. Un jeune chef que l’on suivra avec grand intérêt et qu’on a jusqu’à présent la chance d’applaudir assez souvent en France (il reviendra à Lyon en mars 2020 pour Rigoletto).
Marco Filippo Romano est un Geronimo à la voix saine et dont l’incarnation scénique est pleine d’humour. Alasdair Kent interprète le jeune Paolino. N’était une certaine fragilité dans le registre aigu, son timbre agréable rend justice à ce rôle de jeune premier. Le chant rigoureux, précis, stylé de Vittorio Prato se double d’une incarnation scénique irrésistible : le baryton, qui semble s’amuser sur scène autant qu’il amuse le public, confirme avec ce rôle de réels talents de comédien.
La voix douce et veloutée de Benedetta Torre (Carolina), aux délicieux aigus piano filés, se marie fort agréablement à celle d’Elisetta (Maria Laura Iacobellis), légèrement plus acide, et d’une belle virtuosité dans l’air final : « Se son vendicata ». Ana Victoria Pitts est une tante Fidalma extrêmement drôle, tantôt impressionnante dans son jeu comme dans sa voix (puissante, aux graves ronds et sonores), tantôt hilarante lorsqu’elle se laisse déborder par ses pulsions sexuelles !
Bref, une distribution d’une très grande homogénéité pour un spectacle extrêmement abouti, qui confirme la très bonne tenue du Festival de Martina Franca dans les festivals italiens et européens.
Prolongez cette lecture par l’interview des artistes et du directeur du festival !
Geronimo : Marco Filippo Romano
Elisetta : Maria Laura Iacobellis
Carolina : Benedetta Torre
Fidalma : Ana Victoria Pitts
Conte Robinson : Vittorio Prato
Paolino : Kent Alasdair
Orchestre du Théâtre Petruzzelli de Bari, dir. Michele Spotti
Mise en scène, décors et costumes : Pier Luigi Pizzi
Festival de Martina Franca, représentation du 20 juillet 2019