Sacré ? Profane ? Le titre même du programme semble faire pencher vers le premier terme, tant l’image de la Madonne est omniprésente. « Une fusion de l’humain et du sacré », dit Anna Reinhold dans le passionnant livret. C’est à un chemin musical fait des plus grands contrastes que nous convient les musiciens de l’ensemble Il Caravaggio. De la pureté de la Vierge Marie aux allusions les plus crues, avec le cul de Cicerenella mia. Des moments apaisés, quasi hors du temps, alternent avec des rythmes endiablés qui nous entraînent dans des danses populaires furieuses.
Ce programme autour de la Madonne de Grâce, titre d’une tarentelle anonyme endiablée, n’est pas un chemin de roses : une mère assiste à la mort de son fils ; une jeune femme déplore l’infidélité d’un amant parjure devenu glacial ; et les roses évoquées dans In sanguine gloria de la compositrice Leonarda sont teintées de rouge sang (« ton sang est plein de roses »).
Le Stabat Mater de Sances qui ouvre le disque nous plonge dans la fêlure d’une partition, la douleur infinie de la mère de Jésus au pied de la croix, les arrachements rythmés par un théorbe complice de la mélancolie. L’Alma redemptoris recèle une inquiétude plus qu’une confiance. Le Lamento della Ninfa, qui n’est pas celui de Monteverdi mais d’Antonio Brunelli, nous fait changer de climat, ouvrant la porte vers des espaces plus populaires, ceux de Cicerenella mia et du Canto delle Lavandaie superbement interprété par… Camille Delaforge elle-même.
Enfin, tout nous mène vers l’air célèbre qui clôt l’enregistrement, Hor ch’é tempo di dormire de Merula, où l’ostinato des cordes pincées offre un écrin précieux et contrasté à la voix d’Anna Reinhold. Si la version de Montserrat Figueras (1992, avec Jordi Savall) était un baume, si celle de Maria-Christina Kiehr (1998, avec Jean Tubéry) était un rêve magique, celle-ci est un drame, celui de la mère qui, tout en berçant son enfant, entrevoit sa destinée fatale.
Voilà un parcours original, une sorte de labyrinthe d’amour marial italien, exigeant ; car si la Passion des Abruzze (relevée par Giovanna Marini) fait entendre des mélismes orientaux sur un bourdon médiéval, Guilhem Worms chante, monocorde, le désespoir de Marie le jeudi Saint. Il en va de même pour l’Ave Maris Stella, anonyme, dépouillé, là aussi sur un seul bourdon. La voix y est à son meilleur, malgré une prononciation italienne peu idiomatique. Ailleurs, on aurait souhaité plus de grâce et d’homogénéité dans la voix du chanteur, qui révèle quelques limites dans les notes de passage…
Cela nous met face au regret que suscite cet enregistrement : pourquoi accorder tant de place à la voix masculine dans un programme dédié aux femmes ? La présence d’Anna Reinhold est trop rare – même si elle semble parfois un peu moins à l’aise que d’habitude…
Reste cette impression d’un voyage vers un ailleurs intérieur, distillé grâce au cheminement musical et au jeu sur les couleurs instrumentales, malgré le violon un peu acide de Fiona-Emilie Poupard. Depuis son clavecin ou son orgue, Camille Delaforge passe de la subtilité à la vélocité et entraine son ensemble à jouer sur les contrastes. Il Caravaggio porte bien son nom
Anna Reinhold mezzo-soprano
Guilhem Worms baryton-basse
Robin Summa baryton
Ensemble Il Caravaggio, dir. Camille Delaforge
Ouvres de Strozzi, Cavalli, Merula, Rigatti, Leonarda ; oeuvres anonymes.
1 CD Klarthe Records