Très grand succès à Rouen pour cette reprise d’un Simon Boccanegra extrêmement sombre que l’Opéra de Dijon avait proposé sur sa scène en mars 2018.
Un plateau sans aucune star, une relecture qui aurait pu gêner ou pour le moins dérouter le public, et pourtant, au final, un triomphe pour absolument tous les interprètes et toute l’équipe artistique. Comment expliquer le très grand succès remporté par le Simon Boccanegra rouennais ? Sans doute avant tout par la lecture proposée par le metteur en scène Philipp Himmelmann, respectueuse de l’œuvre, ne cherchant jamais à raconter autre chose que ce que disent le livret et la musique ni à plaquer dessus un discours qui lui est étranger. Que peut-on reprocher à Philipp Himmelmann ? Peut-être de rendre l’œuvre encore plus noire et étouffante qu’elle n’est déjà, notamment en l’enfermant dans un décor (quasi) unique et oppressant, représentant un palais dont chaque occupant, Boccanegra inclus, semble prisonnier. Verdi, sans doute conscient de la noirceur de son drame, avait pris soin de faire alterner scènes d’intérieur et scènes d’extérieur, avec quelques belles échappées (y compris musicales) vers la mer – laquelle se trouve ici réduite à une simple représentation picturale. Mais le huis-clos imaginé par Himmelmann rend encore plus sordides et violents les conflits humains et les manigances politiques qui tissent la trame de ce qui est sans doute l’un des opéras les plus émouvants de Verdi. Idée forte également que de présenter dès le début de l’ouvrage le corps sans vie de Maria (victime d’un assassinat, à moins qu’elle ne se soit suicidée…), scène fondatrice dont le souvenir omniprésent pèse sur toute l’intrigue et semble déterminer l’issue fatale du drame. L’apparition du cadavre, pendant au bout d’une corde dans une sorte de cube délimité par d’éblouissants néons, est saisissante – comme le seront toutes ses réapparitions (à l’exception de celle ayant lieu pendant le duo Simon/Amelia, mettant malencontreusement à mal le lyrisme tendre de la page). La vision finale du doge, littéralement happé par ce tableau, rejoignant enfin dans la mort la femme qu’il n’a cessé d’aimer et disparaissant progressivement dans l’obscurité, marque longtemps les esprits…
Vocalement, l’œuvre est très exigeante, notamment pour le rôle-titre, l’un des plus bouleversants jamais écrits par Verdi. Dario Solari propose une interprétation estimable de Boccanegra, sans disposer cependant tout à fait de toutes les couleurs nécessaires au rôle : lui manquent notamment l’indispensable tendresse du timbre qui doit irradier le duo du premier acte avec Amelia, et la nuance piano dans l’aigu (le « Figlia ! » qui clôt ce duo est un peu rêche…). Le portait du Doge est cependant tout à fait convaincant et le plus souvent fort touchant. Jongmin Park (Fiesco), à l’orée d’une belle carrière, impressionne très fortement le public par l’immensité de ses moyens. Reste peut-être à polir encore un peu la ligne de chant et à diversifier la prononciation des voyelles, un peu trop systématiquement couvertes. Otar Jorjikia, malgré une petite baisse de régime au second acte (pas de chance… l’acte au cours duquel il chante son air…), est un Adorno flamboyant, aux moyens très appréciables – qu’il conviendra de ne pas forcer pour ne pas fatiguer l’instrument. André Courville parvient à donner corps à Pietro grâce à une voix percutante. Klára Kolonits (soprano hongroise plutôt habituée aux emplois de colorature), est étonnante en Amelia : la voix se déploie librement, sans le moindre effort apparent, portée par une projection d’une grande facilité. Le timbre est frais et clair mais capable de beaux élans lyriques. Quelques nuances piano, notamment dans les aigus filés, apporteraient cependant au personnage une touche de douceur et de fragilité bienvenue… Kartal Karagedik est, pour nous, une révélation en Paolo : le timbre est de toute beauté, la ligne de chant constamment élégante, l’incarnation du personnage soignée : espérons que les engagements du baryton turc, qui se produit pour l’heure essentiellement dans le nord de l’Europe, le conduisent de nouveau très vite en France ! Enfin, on s’en voudrait de terminer sans signaler la très belle intervention de Benoît-Joseph Meier en capitaine au 3e acte : une réplique seulement, mais qui permet au chanteur de faire entendre une voix bien posée, une diction claire et un legato soigné.
L’orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie et les chœurs (accentus / Opéra de Rouen Normandie) sont incandescents, galvanisés par la direction d’Antonello Allemandi… qui en fait parfois un peu beaucoup (la violence de la musique n’est pas qu’une affaire de décibels : les conclusions d’actes sont tonitruantes, l’accompagnement instrumental de la seconde strophe de l’air d’Amelia, les interventions des cuivres ou du glas dans le finale se font envahissants…). Mais peut-être cette impression est-elle due au fait que les musiciens occupent non pas la fosse d’orchestre mais le parterre du théâtre, une disposition permettant au son de se déployer avec plus de puissance qu’à l’ordinaire. On sait gré à Antonello Allemandi, cependant, de ne jamais couvrir les voix et d’assurer la progression implacable du drame – et le chef remporte auprès du public, comme l’ensemble de ses collègues, un très grand succès personnel.
Simon Boccanegra Dario Solari
Jacopo Fiesco Jongmin Park
Gabriele Adorno Otar Jorjikia
Paolo Albiani Kartal Karagedik
Pietro André Courville
Un capitaine Benoït-Joseph Meier
Maria Boccanegra Klara Kolonits
Une servante Pauline Ferraci
Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie, Chœur accentus / Opéra de Rouen Normandie, dir. Antonello Allemandi
Mise en scène Philipp Himmelmann
Simon Boccanegra
Opéra en un prologue et trois actes de Giuseppe Verdi, livret de Francesco Maria Piave, créé à la Fenice de Venise le 12 mars 1857 (première version). Seconde version créée à la Scala de Milan le 24 mars 1881.
Opéra de Rouen Normandie / Théâtre des Arts, représentation du vendredi 11 juin 2021.