Crédit photo Asmik Grigorian : © Algirdas Bakas
Notre envoyée (très) spéciale Félicité Chamille a assisté au triomphe d’Asmik Grigorian à l’Opéra Bastille, dans le concert Tchaïkovski donné à l’Opéra Bastille le 12 juin dernier. Nous reproduisons ici le courrier qu’elle a adressé à son ami Piotr Ilyitch pour lui faire part de son émotion…
Paris, ce dimanche 13 juin 2021
Mon cher Piotr Ilyitch,
M’accompagnerez-vous prochainement à Paris ? Je sais que, depuis que vous avez quitté votre enveloppe terrestre, vous ne vous mêlez plus guère de tout qui peut toucher de près ou de loin à la vie des hommes, leurs mesquineries, leur morale (?) dictée le plus souvent par l’obscurantisme – quand ce n’est pas tout simplement la haine –, leurs intolérances grandes et petites, autant de choses dont vous avez tant souffert sur terre… Mais précisément mon bon Piotr Ilyitch, puisque nous ne sommes plus, depuis notre mort, que « purs esprits », nous pouvons côtoyer les hommes sans nous mêler à eux, les observer d’un regard amusé – ou attristé – sans avoir à souffrir leurs inconséquences ou leur méchanceté… Nous pouvons également comme vous le savez survoler les villes et les pays dans lesquels nous avons vécu : vous seriez surpris de voir ce que Paris est devenue depuis votre dernière visite en 1893, surpris également de constater que l’art y est toujours bel et bien présent, et flatté d’apprendre que votre nom et votre musique y sont toujours honorés.
Le Café de la Paix à Paris (à gauche, en 1890)
Ainsi tenez, samedi dernier, à l’Opéra de Paris – pas le Palais Garnier dont vous avez suivi avec intérêt la construction depuis votre cher Café de Paris, où vous aviez vos habitudes, si je me souviens bien, mais un nouveau bâtiment appelé l’Opéra Bastille, inauguré à la fin du XXe siècle –, à l’Opéra de Paris, disais-je, a été donné un concert qui vous était intégralement dédié (un concert dirigé par une femme, figurez-vous, une jeune Ukrainienne : Oksana Lyniv . Qui eût cru que cela serait un jour possible ?). On a pu y entendre notamment votre Marche slave, mais aussi de larges extraits d’Eugène Onéguine, de Iolanta et de La Dame de Pique. Une mezzo-soprano arménienne, Varduhi Abrahamyan, y a détaillé d’une voix sombre et veloutée les tristes couplets de Pauline (La Dame de Pique) ; Ivan Gyngazov, un jeune ténor originaire de Novossibirsk, a fait entendre de mâles accents et un chant éclatant en Vaudémont de Iolanta et Hermann de La Dame de Pique ; le baryton Étienne Dupuis incarnait quant à lui les personnages d’Onéguine et d’Eletski, portés par une voix percutante et un chant parfaitement maîtrisé : il a rencontré auprès du public beaucoup de succès, même si, personnellement, j’aime peut-être mieux, pour l’air de votre Prince Eletski « Ya vas lioubliou, lioubliou bezmerno / Je vous aime à la folie »), une voix plus tendre, plus à même d’évoquer la noble mélancolie du personnage…)
Mais c’est surtout du soprano que je voulais vous parler : Asmik Grigorian. Cette jeune femme, mon cher Piotr Ilyitch, est un miracle… Nulle autre qu’elle ne peut aujourd’hui rendre avec cette sensibilité frémissante toute l’émotion dont vous avez chargé le cœur – et le chant – de vos héroïnes. Ce n’est pas Asmik Grigorian que j’ai entendue samedi à l’Opéra : c’est Tatiana ! C’est Iolanta ! C’est Lisa ! Le moindre frémissement de l’âme, le moindre frisson amoureux, l’espérance, la tristesse la plus noire : cette femme peut tout évoquer par son chant. Si vous étiez venu, vous auriez tout simplement entendu vos œuvres telles que vous les avez imaginées puis écrites…
Aussi promettez-le moi : lorsque Asmik reviendra à Paris, vous m’accompagnerez au concert, n’est-ce pas ? Vous ne le regretterez pas… Et pour fêter votre retour dans la capitale française, nous irons boire un chocolat chaud dans votre bon vieux Café de la Paix, qui n’a pas tant changé que ça depuis votre dernier passage à Paris…
Do svidaniya , mon cher Piotr Ilyitch.
Pardonnez-moi de ne pouvoir vous en dire plus dans votre belle langue dont j’ignore à peu près tout. Mais peut-être, au Paradis, êtes-vous en relation avec Alexis Konstantinovitch Tolstoï ? Ce compatriote parle parfaitement votre langue et la mienne, il vous traduira ma missive… Soyez assuré, cher Piotr Ilyitch de l’indéfectible amitié de votre très dévouée
Félicité Charmille
Asmik Grigorian soprano
Varduhi Abrahamyan mezzo-soprano
Ivan Gyngazov ténor
Étienne Dupuis baryton
Orchestre de l’Opéra national de Paris, dir. Oksana Lyniv
Marche slave op. 31, extraits d’Eugène Onéguine, Iolanta et La Dame de Pique.
Concert du samedi 12 juin 2021.
1 commentaire
Chère Félicité,
Votre correspondance au cher Piotr Ilyitch m’a comblée d’aise !
Figurez-vous que moi aussi j’ai assisté aux débuts fracassants de la belle Asmik à La Bastille et que je partage bien évidemment votre avis. Comment pourrait-il en être autrement ? Je suivais déjà cette bouleversante interprète, en vidéo, depuis quelques années mais là, sur scène, le choc a été…frontal !!! Si la dame fait bien attention, nous devrions passer dans les mois et années à venir quelques soirées mémorables car Mademoiselle Grigorian pourra évoluer, un jour, vers des emplois de lirico- spinto vers lesquels la couleur naturelle de son instrument la porte avec évidence…
Un dernier mot, ma chère : cette jeune femme a la beauté authentique d’une héroïne de Tolstoï… ce qui, pour moi et Piotr Ilyitch, ne gâche rien (je pouffe de rire tout en écrivant cela car j’ai appris, depuis mon « au-delà », que vous ne pouviez plus écrire ce genre de propos, dans votre monde bien triste !).
Je vous souhaite avec ferveur une longue continuation dans vos chroniques toujours de belle écriture et à la documentation parfaite.
Baronne Nadejda von Meck.
PS : Oui, je sais… vous êtes étonnée de savoir que j’ai enfin renoué avec Piotr Ilyitch !!! Que voulez-vous, ma chère, ici tout est tellement plus simple !!!