Crédit photos : © Laurent Guizard
Après le confinement, une production régénérante !
L’opérette de Johann Strauss, que tout le monde connaît, parvient à nous surprendre et nous transcender grâce à la mise en scène à la fois inattendue et intelligente de Jean Lacornerie et au dynamisme de la narratrice Anne Girouard. Une extraordinaire réussite.
La musique, nous la connaissons par cœur, et tous les ingrédients sont présents et parfaitement mis en place par l’Opéra Grand Avignon, dans cette salle « polyvalente » en kit qui disparaîtra une fois la salle historique du centre-ville restaurée. En revanche, ce qui est exceptionnel, ce sont les idées de mise en scène et de décor. Les mots ne suffisent pas pour exprimer notre admiration. Courrez voir cette opérette « de » Jean Lacornerie. C’est à se demander s’il n’a pas subi lui-même l’état de transe chamanique qui a pris le compositeur au moment de l’écriture de l’opérette, ainsi qu’il nous le narre : « [Strauss était] dans un état de surexcitation permanente (…) enfermé pendant 43 jours et 43 nuits dans son cabinet de travail, il aurait poussé son génie jusqu’aux limites du délire ». C’est cette « fièvre » de la musique, enchérit Jean Lacornerie, « qu’il faut mettre en scène pour qu’elle nous possède à nouveau ».
Le sujet est classique : des banquiers et aristocrates viennois aspirent au plaisir, ce qui passe par des tromperies, des déguisements, et les conduit dans d’invraisemblables quiproquos. Rien de nouveau, mais la musique emporte tout : « La musique dans La Chauve-Souris est plus grande que les intrigues et les personnages de la comédie » ajoute le metteur en scène. De cette faiblesse dramatique, il fait une force, explorant la « dimension onirique » que Dumas qualifiait de « rêve inspiré ».
Le Docteur Falke, ami de l’aristocrate Gabriel von Eisenstein, veut sa vengeance : il y a quelques années, il fut ridiculisé en costume de chauve-souris. Le baryton Horst Lamnek assume bien ce rôle, de même que le ténor Stephan Genz, dans les habits de von Eisenstein, lequel veut profiter des plaisirs, avant son départ en prison. Hélas il va se retrouver dans une soirée où se trouvent son épouse, Rosalinde et sa servante Adèle, qui sont bien sûr déguisées et méconnaissables, se jouent des turpitudes masculines, incarnées par Éléonore Marguerre et Claire de Sévigné, deux voix qui nous ont positivement impressionné, au contraire, avouons-le, des autres personnages, plus ordinaires. La première possède une belle aisance. Elle passe ainsi d’une partie légère (lors de son duo avec Eisenstein, acte I) à une csárdás ardue, alternant les registres de soprano lyrique et les styles virtuoses et slaves ; sa voix, au médium assez timide au début, s’est affirmée peu à peu. La seconde a tout simplement brillé ; dès le départ, son timbre homogène et agréable de soprano léger colorature s’est joué des difficultés ; nous retiendrons ses magnifiques aigus, attaqués et tenus à la perfection. Les autres personnages ont été campés avec moins de relief : le ténor léger Alfred chanté par Milos Bulajic offre une jolie sérénade à Rosalinde ; son manque de puissance nuit légèrement aux ensembles vocaux ; la mezzo Stéphanie Houtzeel incarne bien l’ambiguïté du Prince Orlovsky. Encore plus évanescente, la sœur d’Adèle, Ida, qui l’accompagne à la soirée, est chantée par la soprano Veronika Seghers avec justesse, de même que l’avocat Dr. Blind, devient quasi comique avec le ténor François Piolino. Tous ces chanteurs et acteurs, suisses, allemands, autrichiens, canadiens… possèdent une excellente diction chantée, comme il se doit dans l’opérette. Sur un même niveau, sans brio, mais efficaces, il faut placer les danseurs, le chœur et l’orchestre d’Avignon dirigé par Claude Schnitzler.
La magie vient de la mise en scène, dont le premier principe, extension du ventriloque, consiste à confier les passages parlés (habituellement par les chanteurs en langue allemande) à une seule actrice, souvent sur scène, pendant que le chanteur mime cette parole. La narratrice Anne Girouard est admirable dans ce rôle très prolifique ; d’autant qu’elle doit, par surcroît, assumer un véritable rôle, celui de Frosch, dans l’acte III ; sans parler du One Woman Show qu’elle nous propose pendant l’interlude succédant à l’acte II, prenant le chef d’orchestre ou le percussionniste à partie…
Autre principe : la verticalisation de l’action. Dès l’ouverture, le décor est à la fois une façade et un mur intérieur dont les fenêtres/tableaux laissent apparaître des personnages ou des symboles, annonçant les thèmes futurs. Les choses s’horizontaliseront peu à peu. Il faudrait des pages entières pour décrire toutes les subtilités de ce spectacle, au point que – ce qui est rare – l’on se prend de l’envie irrésistible de le revoir afin d’en goûter et re-goûter tous les artifices. Tout s’éclaire et tout s’enrichit. Il n’est certes pas facile de suivre une intrigue au rythme effréné en langue allemande. Pas dans cette version ! Le coup de force n’est pas d’innover, mais de servir et de magnifier le propos. Dans ce sens, cette mise est scène est un modèle.
Gabriel von Eisenstein Stephan Genz
Adèle Claire de Sévigné
Ida Veronika Seghers
Alfred Milos Bulajic
Dr. Falk Thomas Tatzl
Dr. Blind François Piolino
Franck Horst Lamnek
Prince Orlofsky Stéphanie Houtzeel
Narratrice / Frosch Anne Girouard
Orchestre National Avignon-Provence, Chœur de l’Opéra Grand Avignon, dir. Claude Schnitzler
Mise en scène Jean Lacornerie
Die Fledermaus (La Chauve-Souris)
Opérette en trois actes de Johann Srauss, livret de Richard Genée et Karl Haffner d’après Le Réveillon d’Henri Meilhac et Ludovic Halévy. Création à Vienne le 5 avril 1874
Représentation du samedi 19 juin 2021, Opéra Grand Avignon