Crédit photos : © Jean-Louis Fernandez
Rigoletto à l’Opéra national de Lorraine
Douze ans après la dernière production de ce chef-d’œuvre de la Trilogie Populaire de Verdi à l’Opéra de Nancy, le metteur en scène Richard Brunel ose la transposition de Rigoletto dans les coulisses d’un ballet et signe une production intelligente.
La danse, ton univers impitoyable
Les directeurs de théâtre et les amateurs d’art lyrique en connaissent un rayon sur le sujet : il n’est pas d’exercice plus périlleux que la transposition d’un titre du répertoire dans un univers qui lui est étranger et une partie du public nancéien n’a toujours pas oublié le ratage magistral d’une production de L’Enlèvement au sérail dont l’intrigue avait été dépoussiérée de toutes ses turqueries pour la faire entrer aux forceps dans un studio d’enregistrement…
La nouvelle production de Rigoletto que l’Opéra national de Lorraine propose au public pour sceller ses retrouvailles avec le spectacle vivant après des mois de disette fait le pari audacieux de la transposition radicale. Exit la cour de Mantoue, le sceptre à grelots d’un bouffon difforme et l’auberge pittoresque d’un ténébreux spadassin : c’est dans les coulisses d’un spectacle de ballet que Richard Brunel déplace la violence de ce drame hugolien. Le parallèle qu’on peut établir entre la hiérarchie rigide d’une cour princière et celle d’un corps de ballet est particulièrement pertinente : les jalousies et les intrigues y sont les mêmes, et c’est ce qui rend ce spectacle particulièrement intelligent.
Au lever de rideau, on découvre que le Duc est le directeur d’une troupe de ballet dont les danseuses sont toutes déjà passées, ou passeront une nuit, par le lit. Dans un décor de coulisse où rien ne manque (coin régie, écrans de contrôle, portants surchargés de tutus, etc.) déambulent l’habilleuse Giovanna, le régisseur Sparafucile, le père d’une ballerine enceinte des œuvres du Duc (Monterone) et un professeur de danse à la silhouette claudicante. Dans la transposition de Richard Brunel et de la dramaturge Catherine Ailloud-Nicolas, Rigoletto n’est effectivement pas bossu mais boiteux : on imagine qu’il fut autrefois un grand danseur mais qu’un accident a brisé net sa carrière. Parmi les secrets qui le hantent, Rigoletto vit en permanence avec le fantôme de son épouse disparue, ancienne danseuse qui a peut-être elle aussi subi le harcèlement du Duc, et avec l’impérieux besoin de protéger sa fille qu’il garde recluse dans une loge minuscule, ne lui autorisant un peu de liberté qu’à la nuit tombée, après le spectacle, lorsque les coulisses du théâtre sont rendues à la pénombre et au silence.
Le décor hyperréaliste imaginé par Etienne Pluss contribue énormément à rendre crédible la radicalité du propos : un ingénieux dispositif de parois coulissantes permet de passer à vue des coulisses du théâtre à la loge-prison de Gilda puis à une salle de répétition avec ses barres et ses immenses miroirs.
La cohérence de l’ensemble est telle qu’elle laisse le spectateur médusé, immédiatement hypnotisé par ces rivalités d’une troupe dont chaque membre a de bonnes raisons d’admirer ou de détester tous les autres. Il n’y a guère qu’au dernier acte que la transposition atteint ses limites et que le huis clos du théâtre ne fonctionne plus tout à fait. À trop vouloir faire raconter à Rigoletto autre chose que son livret, la scène de l’orage nous éloigne de l’univers de la danse et vient rappeler l’extrême complexité à mener de bout en bout une adaptation cohérente.
Une distribution à la / sur les pointe.s
Pour donner corps et voix à l’ambitieux projet de Richard Brunel, l’Opéra national de Lorraine a réuni une distribution où l’équilibre entre la somptuosité des timbres et la crédibilité des acteurs est subtilement trouvé.
Dans le rôle-titre, Juan Jesús Rodríguez impose un authentique baryton-Verdi à la voix sombre, ductile, vaillante dans les passages les plus aigus du rôle et toujours d’une expressivité parfaite. À l’exception du long duo entre Gilda et le Duc, Rigoletto est presque constamment sur scène et son interprète doit varier en permanence les expressions de son chant : Juan Jesús Rodríguez y réussit remarquablement et sait alterner l’introspection mélancolique (« Quel vecchio maledivami »), la bienveillance paternelle (« Veglia, o donna, questo fiore »), le désespoir abyssal (« Ebben, piango ») et la soif de vengeance (« Si, vendetta, tremenda vendetta »).
Pour rendre crédible le personnage de Gilda tiraillée entre la nécessité d’obéir à son père, ses rêves de devenir danseuse et son attirance pour le Directeur d’une troupe de ballet, il fallait une interprète capable de se glisser dans un personnage de femme-enfant. La soprano espagnole Rocío Pérez y réussit parfaitement : avec un timbre très proche de celui de Patrizia Ciofi, elle se joue des coloratures de l’aria « Caro nome » et réussit même le tour de force d’en exécuter les notes les plus aiguës sur les pointes, comme pour mieux appuyer l’idée que la danse et le chant sont des Arts aussi périlleux et exigeants l’un que l’autre.
Interagissant presque constamment avec Rigoletto et sa fille, le personnage de la mère de Gilda est confié à la danseuse Étoile Agnès Letestu. Silhouette fantomatique exprimant par la danse la douleur qui continue de l’habiter, ce personnage muet hante le spectacle telle une willi qui cherche tantôt à consoler son ancien époux, tantôt à protéger son enfant d’une attirance mortifère pour le Duc. La longue tunique blanche portée par Gilda au moment de son ultime duo avec Rigoletto laisse imaginer que mère et fille partagent in fine la même « malédiction ».
Aux côtés de partenaires aussi dramatiquement engagés et vocalement en état de grâce, le ténor russe Alexey Tatarintsev déçoit un peu. Le timbre sonne clair, les aigus sont percutants, l’artiste respecte les nuances écrites par Verdi dans le tube « La dona è mobile »… mais l’artiste semble essentiellement préoccupé à produire du beau son à défaut de véritablement faire corps avec son personnage.
Parmi les nombreux comprimarii, beaucoup tirent leur épingle du jeu et donnent dores et déjà envie de les retrouver très vite sur une scène d’opéra dans des rôles plus conséquents. À l’applaudimètre au moment des saluts, Önay Köse semble avoir conquis le public nancéien : cette jeune basse turque au timbre sonore campe un Sparafucile madré et bien chantant. En mère maquerelle prête à vendre la vertu de sa protégée contre monnaie sonnante et trébuchante, Aline Martin fait honneur au chœur de l’Opéra national de Lorraine dont elle est issue tandis que le jeune baryton italien Francesco Salvadori prête son timbre élégant et incisif aux brèves interventions du personnage de Marullo. Si elle a incontestablement de Maddalena la gouaille et l’abattage, Francesca Ascioti n’en avait pas l’ensemble des moyens vocaux ce soir de Première, déséquilibrant un peu le quatuor du dernier acte « Bella figlia dell’amore ».
Même si la partition de Rigoletto n’en mobilise que les membres masculins, le chœur est souvent chez Verdi un personnage à part entière du drame. Très idiomatiquement préparé par Guillaume Fauchère, le chœur de l’Opéra national de Lorraine s’est virilement illustré à chacune de ses interventions, notamment au deuxième acte (« Scorrendo uniti remota via »).
Rompu au style verdien après de longues années passées sous la direction musicale du chef italien Paolo Olmi qui dirigeait la précédente production de Rigoletto à Nancy en 2009, l’orchestre de l’Opéra national de Lorraine se révèle incisif sous la baguette d’ Alexander Joel. Après quelques décalages dans les premières scènes du spectacle, le chef rétablit rapidement le juste équilibre entre la fosse et le plateau et impose une tension musicale qui convient bien à la violence des passions qui se jouent sur scène. Tous les pupitres sont au diapason mais ce sont les vents dont on apprécie particulièrement la précision des attaques, notamment dans la grande scène de l’orage du dernier acte.
Au rideau final, les artistes réunis pour saluer manifestent entre eux une joie sincère et communicative d’avoir pu enfin donner une représentation après de si longs mois de fermeture des théâtres. Les applaudissements nourris des spectateurs et les longs rappels qui ponctuent la soirée témoignent aussi bien de leur adhésion à un spectacle exigeant que du plaisir à renouer avec le spectacle vivant.
Le duc de Mantoue Alexey Tatarintsev
Rigoletto Juan Jesús Rodríguez
Gilda Rocío Pérez
La mère de Gilda Agnès Letestu (danseuse Étoile de l’Opéra de Paris)
Sparafucile et Un huissier Önay Köse
Maddalena Francesca Ascioti
Comte Monterone Pablo Lopez
Marullo Francesco Salvadori
Borsa Bo Zhao
Comte Ceprano Samuel Namotte
Giovanna Aline Martin
Le Page Inna Jeskova
Comtesse Ceprano Jue Zhang
Danseurs Adèle Borde, Eliot Chevalme, Gianni Illiaquer, Rémy Kouadio, Olivia Lindon, Joséphine Meunier
Chœur de l’Opéra national de Lorraine, dir. Guillaume Fauchère
Orchestre de l’Opéra national de Lorraine, dir. Alexander Joel
Mise en scène Richard Brunel
Rigoletto
Opéra en trois actes de Giuseppe Verdi, livret de Francesco Maria Piave, d’après la pièce de Victor Hugo Le Roi s’amuse. Créé au Teatro La Fenice à Venise le 11 mars 1851.
Opéra national de Lorraine, mardi 22 juin 2021