Félicité Charmille donne à Madame Angot des nouvelles de sa fille Clairette dans un courrier que nous reproduisons ci-dessous…
Madame Angot,
Je suis au regret de vous faire savoir que votre fille Clairette a de nouveau fait parler d’elle ces jours-ci à Paris, et pas nécessairement en bien. Mais connaissant votre personnalité et votre caractère si particuliers, ce que j’ai à vous dire ne sera peut-être pas pour vous déplaire…
Les soirées sont bien longues au Paradis, vous le savez comme moi. Aussi, je décidai mercredi dernier, pour tuer le temps, d’errer de salle de concert en salle de concert, en quête d’un peu de musique. Le hasard me conduisit au Théâtre des Champs-Élysées, où régnait une grande agitation. M’approchant discrètement de la foule réunie avenue Montaigne, je saisis quelques bribes de conversations, lesquelles retinrent aussitôt mon attention : il n’était question que de Clairette Angot, de son retour après tant d’années d’absence dans la capitale, et d’un possible scandale à venir. Pensez donc, votre délurée Clairette, dont l’attitude et les propos ont jadis écorché les oreilles pourtant aguerries des Forts des Halles, prête à faire les quatre cents coups dans le très chic 8e arrondissement de Paris, peut-être même à chanter de polémiques couplets sur la façon dont le pays est dirigé aux dignes passants de l’avenue Montaigne ? Il y avait de quoi attirer les badauds, et le fait est qu’ils étaient venus nombreux ce soir-là…
Ils n’ont guère été déçus : Clairette était bien là, plus vive, plus ravissante, plus irrésistible que jamais, délicieusement incarnée par une Anne-Catherine Gillet réussissant parfaitement la délicate alliance entre la (fausse) ingénuité de la jeune fille tout juste sortie de sa pension au premier acte, et la gouaille et le sans-gêne des actes suivants. Une gouaille et un sans-gêne qu’elle semble directement avoir hérités de vous, Madame Angot, qui ne l’avez pourtant guère élevée, occupée comme vous étiez à voyager au Malabar ou en Turquie ! Il faut croire que certains traits de caractère se transmettent de génération en génération, et que la bonne éducation ne suffit pas à gommer totalement un naturel qui, selon l’usage consacré, finit toujours par revenir au galop. « Bon chien chasse de race ! », comme le rappelle justement votre fille dans le livret de messieurs Clairville, Siraudin et Koning.
Véronique Gens, Anne-Catherine Gillet et Sébastien Rouland © Hélène Pambrun
Les retrouvailles de Clairette avec son amie d’enfance Melle Lange ont été l’un des points forts de la soirée. Mesdemoiselles Gillet et Gens ont superbement interprété le délicieux duo composé par notre cher Lecocq pour ces deux héroïnes, tout émues de se remémorer les « jours fortunés de [leur] enfance » malgré la rivalité sentimentale qui les oppose. Quant à leur crêpage de chignon au dernier acte (« Ah, c’est donc toi, madam’ Barras ! »), il m’a rappelé ces scènes dont on m’a jadis si souvent parlé (mais auxquelles, Dieu merci, je n’ai jamais assisté en personne), au cours desquelles, dit-on, certaines femmes se livraient à des joutes verbales sur le carreau de la Halle en usant de termes que la décence m’empêche de répéter. Quelle horreur…
Mathias Vidal, Artavazd Sargsyan, Matthieu Lécroart et Antoine Philippot © Hélène Pambrun
Les amoureux de ces dames ont été charmants, aussi bien le volage Ange Pitou (Mathias Vidal) que son rival, ce benêt de Pomponnet (Artavazd Sargsyan), tous deux bien chantants, drôles, et parfaitement compréhensibles !
On ne joue plus guère aujourd’hui, dans les théâtres français, les comédies de Maillot qui vous mettent en scène, aussi le public parisien de 2021 n’a qu’un souvenir lointain de votre personne et des aventures que vous avez vécues. Fort heureusement, Amarante (Ingrid Perruche) a rappelé vos frasques au début de la représentation dans des couplets fort applaudis, chantés avec toute l’énergie, la gouaille et l’humour qui siéent à l’évocation de votre personne.
Enfin, la partition de M. Lecocq a été dirigée par le maestro Sébastien Rouland (à la tête d’un Orchestre de chambre de Paris tout à la fois vif et léger), qui en a restitué avec beaucoup de talent toute la fraîcheur, la délicatesse, l’inventivité, et le dynamisme enjoué.
Chère Madame Angot, pensez-vous que le distingué public du Théâtre des Champs-Élysées ait été choqué par les excentricités scéniques et verbales de votre fille ? Point du tout : il a ri à gorge déployée et applaudi à tout rompre, allant même jusqu’à rappeler plusieurs fois les artistes sur scène pour les couvrir de bravos nourris et enthousiastes.
Quoi qu’il en soit, vous serez ravie d’apprendre que Clairette se porte au mieux et qu’elle a fait un retour fracassant dans la capitale. Aussi je vous prie de recevoir, ma bonne madame Angot, avec ces bonnes nouvelles de votre fille, l’expression de mes meilleures salutations. Qui sait ? Même si, au Paradis, le quartier des marchandes de marée est un peu éloigné de celui des femmes de lettres et de musique où je réside, peut-être nous croiserons-nous un jour ou l’autre au hasard de nos pérégrinations…
Avec les plus affectueuses pensées de votre
Félicité Charmille
© Hélène Pambrun
Clairette Angot Anne-Catherine Gillet
Mademoiselle Lange Véronique Gens
Amarante / Babette / Javotte Ingrid Perruche
Pomponnet Artavazd Sargsyan
Ange Pitou Mathias Vidal
Larivaudière Matthieu Lécroart
Louchard Antoine Philippot
Trenitz Flannan Obé
Cadet / Un Incroyable / Un Officier David Witczak
Orchestre de chambre de Paris, Chœur du Concert Spirituel, dir. Sébastien Rouland
La Fille de Madame Angot
Opéra-comique en trois actes de Charles Lecoq, livret de Clairville, Paul Siraudin et Victor Koning, créé le 4 décembre 1872 au Théâtre des Fantaisies-Parisiennes à Bruxelles.
Théâtre des Champs-Élysées (Paris), 30 juin 2021