14 juillet 2020 : une fée sur le plateau du Grand concert de Paris transporte des millions de téléspectateurs !
Le 14 juillet 2020, Fatma Saïd transportait les millions de téléspectateurs en interprétant Les Filles de Cadix de Léo Delibes avec l’Orchestre national de France sur le plateau du Grand concert de Paris. Voix lumineuse et ductile, grâce naturelle, jeu de castagnettes : les sortilèges opèrent alors même que l’esplanade est déserte pour cause sanitaire !
La jeune soprano égyptienne, déjà lauréate du 8e Concours international Veronica Dunne en 2016, s’est formée au chant dans son pays avant d’intégrer le Conservatoire Hans Eisler de Berlin. Après quelques prestations remarquées, la sortie de ce premier disque, El Nour, dévoile son profil issu des doubles cultures occidentale et arabe. Faire la lumière (El Nour) sur les connections Orient et Occident en une douzaine de pièces est un pari bienvenu dans nos sociétés devenues frileuses en matière d’échanges culturels. Le propos de la chanteuse est clairement « de relier trois cultures – arabe, française et espagnole – et de montrer combien, malgré les différences culturelles, géographiques et historiques, elles ont en commun en terme de musique. »
Certes, l’opposition culturelle entre Orient et Occident n’est pas le seul fait de la géopolitique du XXIe siècle. Dès le XIXe siècle, la fascination de l’Europe pour un Orient fantasmé (de V. Hugo à Flaubert) s’appuie sur l’expansion coloniale, elle bien tangible. Et l’esthéticien palestinien Edvard W. Saïd a démontré comment l’orientalisme est une construction maniée par les colonisateurs pour matérialiser tout à la fois leur supériorité et leur crainte face à l’altérité.
Une invitation au voyage en actes
El Nour est une invitation au voyage en actes, déployée dans l’espace de l’Asie à l’Espagne, de l’Egypte au Liban par le truchement des poésies et des musiques. Celles-ci forment une mosaïque méditerranéenne qui s’assemble sous nos oreilles, sous le mode rhapsodique. Le CD entremêle astucieusement ces trois cultures au fil des 17 pistes. Si nous les cernons ici l’une après l’autre, c’est simplement par souci didactique auprès de nos lecteurs. Riches de leur diversité, les mélodies françaises (H. Berlioz, G. Bizet, M. Ravel, P. Gaubert) exploitent les archétypes orientalistes avec élégance. Aux sources de la musique traditionnelle, les chansons espagnoles de la Belle Epoque (de Falla, F. Lorca, Obradors) s’ancrent dans une plaisante poésie du quotidien. Avec un instrumentarium de musique savante, le répertoire arabe (essentiellement libano-égyptien semble-t-il) s’appuie sur des titres en hommage à la grande chanteuse libanaise Fairouz : Aatimi Al Naya Wa Ghanni (Donne-moi la flûte et chante), El Helwa Di (Cette belle femme). Dans cette vocalité, la particularité des sons aspirés (langue arabe) est une spécificité évidemment maitrisée par la soprano qui séduit également par la souplesse des ornements orientaux (parfois sur une subtile échelle détempérée). Ce troisième répertoire offre une expérience musicale collective par des arrangements mêlant les formations instrumentales arabe et européenne. C’est le cas de Sahar El Layali (Qu’elles étaient belles nos nuits) et de l’ultime pièce, Yamama Beida, cultivant davantage la fusion entre ensemble traditionnel arabe et quatuor à cordes. L’originalité du projet culturel, son non-conformisme, sont donc réels et aboutis. Toutefois, le langage musical semble évacuer la richesse modale du Maqam au profit d’une tonalité, elle, bien occidentale …
"Aatini Al Naya Wa Ghanni" أعطنى الناى وغنى
Traversant cette mosaïque, l’envoûtement opère par la limpidité de la voix, sa qualité de prononciation et son aptitude à fusionner avec tous les instruments, piano ou guitare dans le répertoire européen, flûte ney, oud (luth) et percussions membranophones de l’ensemble oriental. Le choix des sélections poétiques permet à la jeune artiste de se couler dans diverses expressions, de la sensualité de Ana Bent El Sultan jusqu’au jeu mutin de la cancion de Manuel de Falla. Tout au plus pourrait-on suggérer une amplitude de nuances plus contrastées pour certaines pièces (Ravel, Berlioz).
Regard sur la sélection de mélodies françaises et espagnoles
Nous nous attardons sur quelques mélodies et canciones … pour la seule raison que nous en connaissons mieux les codes … Le cycle ravélien Shéhérazade (1903) est sans doute le plus envoutant du corpus occidental. Sur les poèmes de Tristan Klingsor, la nonchalance lascive du chant (Asie) se love dans d’audacieuses harmonies au piano (Malcom Martineau, excellent musicien), dont on comprend qu’elles aient heurté les longues oreilles du Prix de Rome ! La seconde pièce du cycle, La Flûte enchantée, fait fusionner le souffle de la flûte égyptienne, le ney (en roseau, à l’embouchure oblique) et du chant : « Il me semble que chaque note s’envole de la flûte vers ma joue ». Quelle riche proposition de choisir la version avec flûte (comme dans le CD Soir païen d’Anna Reinhold) et de la confier … au ney (interprète Burcu Karadag). C’est le même choix qui préside à l’interprétation de la mélodie de Bizet, Adieux de l’hôtesse arabe (1866) : là aussi les interludes confiés au ney qui nous transportent vers le Nil. Entre la poésie hugolienne et l’invention de Bizet, une saynète lyrique prend forme (l’enregistrement de Cecilia Bartoli demeure toutefois indépassé). Le boléro Zaïde de Berlioz (1845) atteste l’engouement pour cette danse espagnole au temps du Domino noir d’Auber et convoque les castagnettes en sus de l’accompagnement rythmique du piano. C’est au tour du guitariste (Rafael Aguirre) d’accompagner ensuite les canciones ibériques. L’origine populaire fédère celles successivement de M. de Falla – Tuosojillos negros (Tes petits yeux noirs, 1902) – de J. Serrano – La Cancion del ovido (chanson de l’auberge de l’Oie) issue de la zarzuela éponyme (1916) – et d’Obradors (Cantares populares). Au sein de cette mosaïque, c’est sans doute la simplissime berceuse de F. Lorca (poète, musicien et folkloriste), Nana de Sevilla, qui émeut le plus. Sa mélancolie se répand avec pudeur, sur le dessin entêtant de la cadence andalouse (descente de quatre notes conjointes). On apprécie la flexibilité vocale des ornements de ce fonds hispanique. Sans oublier qu’ils puisent dans la tradition andalouse du cante jondo, elle-même impactée par la vocalité orientale … lorsque l’Espagne était au carrefour des cultures méditerranéennes. L’interculturalité s’invite donc bien à tous les niveaux du programme !
Sur un poème de Khalil Gibran, un des titres de la sélection arabe fait la synthèse des sortilèges musicaux aptes à traverser les civilisations : « Donne-moi la flûte et chante, Car le chant est le secret de l’existence ». Voilà un enregistrement qui touchera les auditeurs d’une large sphère géographique. Auditeurs et auditrices qui, grâce à cette invitation de Fatma Saïd, voyageront comme Ulysse … sans empreinte carbone !
Fatma Saïd, soprano
Instrumentistes : Malcolm Martineau, Rafael Aguirre, Burcu Karadağ, Tim Allhoff, Itamar Doari, Henning Sieverts, Tamer Pinarbasi, Vision string quartet.
Mélodies françaises (Ravel, Bizet, Berlioz, Gaubert), arabes (Rahbani, Hosni, Abdel-Rahim, Darweesh) et espagnoles (de Falla, Garcia Lorca, Serrano, Obradors)
CD Warner Classics, octobre 2020.