Crédit photos : © Elisa Haberer / OnP
La saison de l’Opéra national de Paris s’ouvre sur Œdipe, un chef-d’œuvre rarement donné, et absent des programmations de la première institution lyrique de France depuis de longues décennies. L’unique opéra d’Enesco, mûri pendant plus de vingt ans par le compositeur roumain, établi à Paris depuis ses études à la fin du dix-neuvième siècle, avait pourtant été créé au Palais Garnier en 1936. Pour cette entrée au répertoire de la Bastille, la production a été confiée à Wajdi Mouawad. L’actuel directeur du Théâtre de la Colline – depuis 2016 – partage avec Enesco une fascination pour Sophocle – dont les deux pièces Œdipe roi et Œdipe à Colone ont été adaptées par le librettiste Edmond Fleg.
Le metteur en scène d’origine libanaise s’est bien gardé de céder aux facilités de la transposition contemporaine ou des introspections psychanalytiques. Son récit se nourrit de son travail sur les lignées familiales, et inscrit le mythe dans une généalogie remontant à Europe, se faisant également métaphore de l’Histoire – en particulier du triangle méditerranéen formé par les migrations des légendes grecques, entre Asie, Europe et Afrique – où se nouent les questions de l’accueil et la fermeture des frontières jusqu’à l’endogamie ; le tout est résumé dans un prologue ajouté et déclamé avec une indéniable voix de conteur par Wajdi Mouawad lui-même, où l’on discuterait peut-être l’insistance sur les détails du viol de Chrysippe. La narration, d’une belle fluidité, se fait dans un écrin scénographique épuré, dessiné par Emmanuel Clolus. Les panneaux mobiles, sur lesquels est projeté le texte du livret, sont habillés par les lumières d’Eric Champoux ainsi que les vidéos de Stéphane Pougnand, et modulent habilement l’essence des différents lieux de la tragédie, solidairement avec les mouvements d’ensembles et de foule qui façonnent l’espace dramaturgique avec une maîtrise certaine. Les costumes d’Emmanuelle Thomas, et peut-être plus encore les coiffes et maquillages de Cécile Kretschmar, au vocabulaire volontiers botanique, se font les relais d’une symbolisation efficace, notamment en rapport avec la fertilité, et prolongent la dimension parfois rituelle des séquences, à l’exemple des célébrations de la naissance d’Œdipe. La solitude lumineuse du héros, sur une toile aux tonalités d’azur, au dernier acte, contraste intelligemment avec la noire tension de la confrontation avec son destin et son peuple, et accompagne l’évolution même de l’écriture musicale.
Le plateau vocal est dominé par l’incarnation magistrale de Christopher Maltman dans l’écrasant rôle-titre. Le baryton britannique affirme un engagement exceptionnel, magnifié par un français impeccable – si ce n’est le bénin solécisme « mourrirai ». La carrure du soliste soutient une plongée dans les tourments du personnage. Ekaterina Gubanova lui donne la réplique avec une Jocaste frémissante d’angoisse, galbée dans un timbre rond et une voix solide, qui contrastent avec la fragilité fraîche et juvénile de l’Antigone d’Anna-Sophie Neher. Autre figure féminine magistrale, la Sphinge en robe noire aux allures de glaise de cadavres revient à une saisissante Clémentine Margaine, au mezzo robuste et vaillant. Anne-Sofie von Otter offre une Mérope raffinée, au français sans reproche, comme celui de Laurent Naouri, Grand-Prêtre implacable à la coiffe aux allures de flamme d’Inquisition. Si l’onctuosité de la ligne se ressent discrètement de l’empreinte des années, Nicolas Cavallier n’en demeure pas moins l’un des plus beaux barytons-basses chantant d’aujourd’hui, que l’on retrouve dans les interventions de Phorbas et du veilleur. Yann Beuron résume la veulerie impatiente de Laïos, face à la clairvoyance de Tirésias plus déclamatoire que lyrique de Clive Bayley, et au Créon vindicatif et mordant de Brian Mulligan. Adrian Timpau affirme un Thésée vigoureux, tandis que Vincent Ordonneau ne démérite aucunement en berger.
Préparés par Ching-Lien Wu, les chœurs remplissent parfaitement leur rôle, et donnent la mesure de l’attente de la foule thébaine. À la tête de l’Orchestre de l’Opéra national de Paris, Ingo Metzmacher scande la dramaturgie d’une partition aux alchimies de couleurs rares et chatoyantes, qu’il met en valeur et fait évoluer au fil de la tragédie. Une belle résurrection d’Œdipe d’Enesco, dans une lecture narrative et poétique qui s’attache à l’acuité intemporelle du mythe.
Œdipe : Christopher Maltman
Tirésias : Clive Bayley
Créon : Brian Mulligan
Le berger : Vincent Ordonneau
Le Grand Prêtre : Laurent Naouri
Phorbas / le veilleur : Nicolas Cavallier
Thésée : Adrian Timpau
Laïos : Yann Beuron
Jocaste : Ekaterina Gubanova
La Sphinge : Clémentine Margaine
Antigone : Anna-Sophie Neher
Mérope : Anne Sofie von Otter
Une femme thébaine : Daniela Entcheva
Orchestre et Chœurs de l’Opéra national de Paris, dir. Ingo Metzmacher
Wajdi Mouawad : mise en scène
Œdipe
Tragédie lyrique en quatre actes d’Enesco, livret d’Edmond Fleg, créée à l’Opéra de Paris le 10 mars 1936.
Opéra national de Paris, Opéra Bastille, représentation du 23 septembre 2021.