Crédit photos : © Christian Dresse / Michèle Clavel (MC)
Armida de Rossini en version de concert à Marseille
Superbe exécution de la trop rare Armida de Rossini à l’Opéra de Marseille, magnifiée par la magique Nino Machaidze.
De la vertu des versions de concert…
Un grand cru rossinien servi par une constellation vocale de haute-volée : ce n’était que justice pour saluer la première série de représentations in loco de l’un des ouvrages les plus enthousiasmants du « cygne de Pesaro ».
La version de concert, on en a désormais de maints exemples, réussit souvent aux ouvrages du premier ottocento, permettant aux amateurs de bel canto romantique de se concentrer exclusivement sur voix et partition sans devoir en passer par le filtre de productions scéniques souvent statiques et peu inspirées… C’est ainsi que nous gardions de la dernière représentation d’Armida à laquelle il nous avait été donné d’assister, en 2017, à l’Opéra National de Montpellier, le souvenir d’une grande soirée lyrique portée par Karine Deshayes et, déjà, Enea Scala, mais malheureusement gâchée par une mise en scène inepte.
Rien de tel pour cette matinée à l’Opéra de Marseille, l’une des plus excitantes que le temple de la place Reyer ait, selon nous, programmée depuis de longs mois !
D’une ouverture qui fait la part belle à un solo de cor – à froid ! – jusqu’à une scène finale à la puissance rythmique hors du commun (on y entend déjà un romantisme italien plus tardif), on ne dénombre plus, dans Armida, les mises en valeur d’instruments (du violoncelle au violon, de la flûte au piccolo) qui accompagnent duos d’amour – on en compte pas moins de quatre ! – ou ballet des génies et des nymphes, les crescendo étourdissants et tous ces « rossinismes » où la vocalité des interprètes est dans tous ses états, les obligeant souvent à accélérer la vitesse et à atteindre l’extrême !
Avec à sa tête le jeune chef espagnol José Miguel Pérez-Sierra, habitué à Rossini – y compris sur cette même scène où il avait dirigé La Donna del Lago – les chœurs, placé sous la houlette d’Emmanuel Trenque, et l’orchestre de l’Opéra font preuve, après une ouverture pas toujours pleinement assurée pour les cors, d’un souci d’homogénéité et d’un bel effort de virtuosité : les concertati, en particulier, sont parfaitement en place et on aimerait pouvoir citer le noms des solistes qui bravent toutes les difficultés techniques d’une partition en regorgeant ! Un spectateur ne s’est d’ailleurs pas privé de leur crier son enthousiasme ce qui, pas si fréquent, mérite d’être relevé.
Un distibution extrêmement soignée
Réussir à monter Armida, c’est avant tout, on le sait, disposer d’un plateau vocal d’exception. Ici, pas moins de six ténors (dont certains furent, dès les premières représentations napolitaines, confiés aux mêmes interprètes…) vont s’affronter, parfois même chanter en trio – sans doute pour l’une des toutes premières fois dans l’histoire du chant ! – et faire face à un seul rôle féminin correspondant, à la création, à une voix féminine unique : celle de la divine Isabella Colbran.
Fin connaisseur de ce répertoire, Maurice Xiberras a particulièrement bien soigné sa distribution, y compris dans les seconds rôles. Malgré la brièveté de ses interventions, on a ainsi pu apprécier dans les deux seuls emplois de basse-baryton de l’ouvrage, Idraote et Astarotte, la voix sonore de Gilen Goicoechea, un jeune chanteur basque que l’on avait plaisir à retrouver sur scène, depuis un certain concours d’Arles il y a déjà quelques années. En Gernando – une partie évidemment semée d’embûches ! – puis Ubaldo, le ténor chinois Chuan Wang, malgré une émission assez nasale et un art de la vocalise sans grandes nuances, dispose d’une technique suffisamment efficace et d’une facilité de projection qui lui permettent d’imposer une présence et de ne jamais se dérober aux suraigus du rôle. Autre emploi rossinien bien difficile pour la voix de ténor – d’autant plus qu’il lui revient d’ouvrir le programme des festivités vocales ! – Goffredo trouve dans le jeune ténor trévisan Matteo Roma un interprète stylé qui, passé une certaine prudence dans la manière d’aborder sa première cabalette, laisse se déployer une voix qui trouvera pleinement son assise en Carlo, dans le fameux trio de ténors du IIIe acte.
Le timbre clair de Jérémy Duffau, auquel revient les répliques d’Eustazio, est de son côté parfaitement efficace dans les ensembles. Quant à Enea Scala, son Rinaldo est encore plus confondant de virtuosité que dans notre souvenir précédent, à Montpellier. Semblant se jouer des difficultés innombrables d’une partition qui, à la création, disposait de l’authentique voix de baryténor qui devait être celle d’Andrea Nozzari, la voix d’Enea Scala se déploie avec assurance tant dans la partie grave – particulièrement sonore ! – que dans des suraigus stratosphériques nous renvoyant aux plus belles soirées de la « Rossini Renaissance » des années 1980. Une performance à marquer d’une pierre blanche pour un interprète décidément aimé du public phocéen.
Magique Nino Machaidze !
Mais, pour nous, c’est encore la prise de rôle de Nino Machaidze, dans les atours de la magicienne de Damas, qui était attendue avec le plus d’impatience. Forte de ses incursions dans le répertoire du premier Verdi (sa prise de rôle convaincante l’hiver dernier à Monaco en Giselda des Lombardi avait rassuré sur le tournant vocal pris par celle qui restait encore, pour nous, Juliette à Salzbourg alors qu’elle chante désormais Luisa Miller et Giovanna d’Arco…), la soprano géorgienne relève sans doute ici l’un des plus beaux défis de sa carrière actuelle. Dans cet ouvrage, davantage encore que dans tous ceux composés par Rossini pour sa maîtresse – et future épouse – Isabella Colbran, tout semble participer de cette « tessiture meurtrière » relevée souvent par l’analyse musicologique ! Ce défi, nécessitant puissance, agilité, vitesse, cantabile et… folie (!), Nino Machaidze, dont la voix dispose d’une belle homogénéité sur tout l’ambitus, le fait sien et, avec un art du chant orné rossinien, se jette dans la bataille pour en ressortir triomphante : non seulement dans son air redoutable le plus célèbre, « D’amore al dolce impero », mais également dans les quatre duos d’amour avec Rinaldo qui constituent le « climax » de chaque acte et, enfin, dans l’hallucinante scène finale qui voit Armida, vengeresse, s’envoler sur son char à travers les flammes ! C’est dans ce dernier moment où l’interprète doit rejoindre la chanteuse et, poussant son art dans ses ultimes retranchements, délivrer à un public conquis une authentique scène de tragédie classique, que l’on pourrait regretter l’absence de mise en scène. Pourtant, le charisme de Nino Machaidze, vêtue ici d’une magnifique robe noire scintillante, est tel qu’il parvient à créer cette mystérieuse alchimie qui fait d’Armida sans nul doute, l’un des ouvrages les plus excitants de Rossini.
Public marseillais et d’ailleurs : il reste encore deux représentations d’Armida : courez-y !
Armida : Nino Machaidze
Rinaldo : Enea Scala
Gernando/Ubaldo : Chuan Wang
Goffredo/ Carlo : Matteo Roma
Idraote/Astarotte : Gilen Goicoechea
Eustazio : Jeremy Duffau
Chœur de l’Opéra de Marseille (dir. Emmanuel Trenque), orchestre de l’Opéra de Marseille, dir. José Miguel Pérez-Sierra
Armida
Opera seria en trois actes de Gioacchino Rossini, livret de Giovanni Federico Schmidt d’après La Jérusalem délivrée du Tasse (1580), créé au Teatro San Carlo, Naples, le 11 novembre 1817.
Musique : Gioachino Rossini (1792-1868)