Stéphanie d’Oustrac, mezzo soprano
Françoise Tillard, piano
Et le concours de Soizic Chevrant, violoncelle
Mélodies de Pauline Viardot : Scène d’Hermione – Sara la baigneuse – En Mer – Le Savetier et le financier – Povera me – Parme – Madrid – Les Filles de Cadix – Canción de la Infanta – Caňa espaňola – Les étoiles – Les Ombres de la nuit – Berceuse cosaque – Evocation – Nixe Binsefuss – Les Attraits – Le Chêne et le roseau – Scène de Phèdre
1 CD Le Chant de Linos – octobre 2021
La carrière européenne du contralto Pauline Garcia-Viardot (1821-1910) est aujourd’hui connue des amateurs d’opéra. Dès 1839, la fille du ténor espagnol Manuel Garcia connaît un parcours étincelant, depuis le Théâtre-Italien de Paris jusqu’aux scènes lyriques londoniennes, germaniques et russes. Les amoureux de littérature romantique se sont également familiarisés avec la personnalité rayonnante de l’artiste via les romans de son amie George Sand – Consuelo (1843), La Comtesse de Rudolstadt (1844). À l’occasion du centenaire de la naissance de Pauline Viardot, c’est son activité de compositrice qui apparaît (enfin) en toute lumière. Cet enregistrement éclaire vivement le talent de la mélodiste.
Une compositrice racinienne, lisztienne, espagnole, russophile
Certes, les musicologues avaient déjà œuvré pour le visibilité des compositrices (voir ci-dessous), et l’Opéra-Comique a récemment consacré une journée d’étude (6 octobre) et un concert à Pauline Viardot.
Mais cet album de 18 mélodies dresse un panorama du talent exceptionnel d’une compositrice, formée à Paris par A. Reicha en composition et par F. Liszt au piano. Le premier atout de l’album réside dans la diversité culturelle et géographique des poèmes et des esthétiques. Au fil des mélodies, l’Europe des nations du XIXe siècle trace ses contours. La langue de Racine, La Fontaine ou Victor Hugo, celle des chansonniers espagnol et italien alternent avec la poésie russe de Pouchkine (en traduction), ou bien celle germanique d’Eduard Moericke. Cet aspect rappelle que Pauline était une artiste polyglotte, animant un salon européen à Paris que Chopin, Liszt et Berlioz ont fréquenté, comme à Baden-Baden, où le couple Viardot émigre sous le Second Empire. Elle y a chanté et joué au piano quantité de pièces, dont ses opéras de salon que Clara Schumann appréciait tant.
Le salon de Pauline Viardot (gravure d'H. Vals) © BnF/Gallica
Sans chauvinisme, deux pièces françaises se démarquent de l’ensemble. La théâtralité de deux « monologues » de Racine (excédant le cadre intime de la mélodies) dévoile le potentiel d’une compositrice ayant interprété de grands rôles lyriques. Sur scène, le contralto a chanté la tragédie gluckiste (Orphée dans le rôle-titre), mais aussi le grand opéra (Sapho de Gounod) et l’opera seria (Desdemona dans Otello de Rossini. Sa pièce Scène d’Hermione (1887) restitue avec une fougue amoureuse le monologue de la rivale d’Andromaque, intelligemment structuré en sections dynamiques (interjections du récitatif, aria legato, animando, arioso tempétueux). La même approche dramatique sourd de la Scène de Phèdre (1887) dans lequel la reine avoue son amour incestueux. C’est à nouveau l’esthétique du Grand opéra qui intensifie la flamme racinienne, le piano se métamorphosant en orchestre romantique pour des climax contrastés. On ne peut s’empêcher de rêver à ce que la compositrice aurait osé lors de la cantate du Grand Prix de Rome (à l’instar de Herminie d’H. Berlioz) … si elle avait pu présenter ce concours !
Le second atout est en corrélation du premier : l’éclectisme des écritures musicales renouvelle sans cesse notre plaisir d’écoute. Diversement des scènes de Racine, l’art de la mélodie française brille dans l’indolente Sara la baigneuse (poésie des Orientales de V. Hugo), si différente de la pièce chorale homonyme de Berlioz (op.11). Chez Viardot, le balancement demeure intime et intensément sensuel, épousant les inflexions orientales pour les strophes « Oh ! si j’étais capitaine, Ou sultane ». Autre influence, le lied schumannien pénètre naturellement l’agitation romantique des Mélodies russes (1866). Enfin, de la cancion espagnole à la berceuse cosaque, le substrat « musique populaire » affleure avec simplicité et expressivité. On apprécie notamment la Canción de la Infanta (Six Chansons du XVe siècle) qui constitue à elle seule une saynète rythmée par le refrain « Ay Ay que malas penas ! », à la manière du Cancionero de Palacio renaissant. Encore faut-il préciser que cette sélection balaie des compositions comprises entre 1843 et 1904.
La complicité de Stéphanie d’Oustrac et Françoise Tillard
Restituées par deux interprètes talentueuses, ces pièces enrichissent d’autant mieux la connaissance du répertoire romantique européen que certaines sont inédites au disque. Mezzo soprano réputée pour son double talent de chanteuse et de comédienne, Stéphanie d’Oustrac joue des multiples facettes qu’offre cette sélection. Le dramatisme des monologues de Racine est intense et l’exigence vocale (sauts, registre de Falcon) est au rendez-vous. Pour autant, le moelleux lascif de Sara la baigneuse n’est pas oublié, ni même la diction parfaite : l’auditeur ne perd ni un mot ni une couleur de la palette digne d’un Delacroix.
Cependant, la chanteuse excelle dans les saynètes humoristiques que constituent les deux fables de La Fontaine. Le dédoublement de son jeu vocal dans Le Savetier et le financier est savoureux, autant que ses joyeux et communicatifs « la la la » : le rôle de La Périchole (que Stéphanie d’Oustrac chantera l’an prochain à l’Opéra-Comique) n’est pas si éloigné que cela ! Autre pièce, superbement « jouée », le lied Nixe Binsenfuss (poème d’E. Moerike) fait danser un tableautin fantastique. La Sirène Pied-de-jonc y nargue le pêcheur avec un piquant irrésistible : son « vivier en cristal de Bohème » brille dans la voix de la mezzo. Quant à la sélection des Mélodies russes (en traduction), elle offre une vie intérieure expressive, lugubre dans Evocation (Pouchkine), oppressante dans Les Ombres de minuit (Afanassi Feth, poète slave). Enfin, dans les mélodies hispaniques, l’ornementation est finement enrobée (Canción de la Infanta ; Caňa espaňola) et la saveur un brin sauvage du timbre sied au caractère hardi de l’écriture. Toutefois, le boléro Les Filles de Cadix (poème d’A. de Musset) manque parfois de timbre dans le grave, contrairement à l’enregistrement de Cecilia Bartoli chez Decca.
Françoise Tillard est à sa place, tantôt accompagnatrice discrète, tantôt pianiste Lisztienne, ou encore dansante dans l’ornementation hispanique (Madrid– Les Filles de Cadix). En revanche, nous apprécions moins la lourdeur du temps faible dans la Berceuse cosaque, d’autant que les couplets sont strophiques … La mélodie du violoncelle (concours de Soizic Chevrant) prélude avec élégance à la mélodie Les étoiles, dont le galbe mélodique (instrumental, puis vocal) est aussi élégant que chez Gounod.
En 2015, un album Viardot de mélodies russes, interprétées par la soprano Ina Kancheva (CD Toccata Classics TOCC 0303) séduisait son public. En 2021, ce CD bienvenu complète notre approche de la compositrice. Car en creux du récital, ce sont toutes les facettes insoupçonnées de l’artiste Viardot qui affleurent : la sensibilité poétique, l’intelligence du cœur, de la théâtralité, de l’humour. Le tout est magnifié par un savoir-faire compositionnel aussi puissant que celui de Gounod mélodiste. C’est donc avec impatience que nous attendons la suite, par exemple le spectacle des opérettes de Pauline Viardot sur les livrets de son ami Ivan Tourguéniev !
EN SAVOIR PLUS…
- Lettres de Charles Gounod à Pauline Viardot, éd. Mélanie von Goldbeck, Symétrie, 2015.
- Florence Launay, Les compositrices en France au XIXe siècle, Fayard, 2006.