Opéra-Comédie de Montpellier : Journal d’un disparu de Janacek et van Parys
À l’Opéra-Comédie de Montpellier, Journal d’un disparu-Tagebuch est une production scénique d’une rare poésie. L’œuvre hybride associe le cycle de mélodies du compositeur tchèque Leoš Janáček à 5 pièces additionnelles de la compositrice flamande Annelies van Parys. Un spectacle qui tourne depuis 2017 en Europe.
Transformer un cycle de mélodies tchèques en spectacle
Le cycle Journal d’un disparu de Leoš Janáček (1854-1928) est déjà un objet rare, riche de 32 mélodies et impromptus pianistiques, tous proches de l’épure, de 30 secondes à quelques minutes. Les poèmes, de facture populaire, narrent l’attirance du paysan Janik pour la belle tzigane Zefka (d’après le récit autobiographique d’un jeune Moldave). La sincérité des émotions charnelles est une transposition des amours du compositeur (63 ans), épris de sa Muse de 25 ans, Kamila Stösslova, rencontrée en 1917. La conception de son futur 2e quatuor Lettres intimes prolongera d’ailleurs cette veine d’autobiographie musicale en fragments cette fois instrumentaux.
Ce chemin musical d’une mémoire intime a provoqué le désir de réaliser un spectacle théâtral chez le metteur en scène Ivo van Hove, dirigeant la compagnie hollandaise Toneelgroep Amsterdam depuis 2001. L’idée pertinente consiste à truffer le cycle musical tchèque de fragments musicaux additionnels, ainsi que de la correspondance réelle entre l’artiste et sa jeune Dulcinée (une sélection … des 700 lettres !). Le tout constitue un journal intime, objet désormais hybride. Pour ces ajouts, l’écriture musicale est confiée à la compositrice flamande Annelies van Parys (1975- ) dont le compagnonnage avec cette compagnie théâtrale est familier. Le prestigieux Fedora Prize for Opera lui a été attribué pour Private View, son premier opéra.
Si les publics d’opéra connaissent l’œuvre lyrique de Janáček (Jenufa, La petite renarde rusée, De la maison des morts), ce Journal d’un disparu-Tagebuch accroit donc sa diffusion, sans trahison. D’une part, la création/récriture demeure sous le signe du fragment poétique et le subtil entrelacement de l’ancien et du neuf s’élabore avec fluidité. D’autre part, les fragments contemporains de van Parys, en langue roumaine (pratiquées par les tziganes en Tchéquie), offrent une parenthèse bienvenue sur le ressenti de la jeune tzigane. Par là, elle devient un personnage actif dans son devenir, au lieu de simple sujet désiré par l’homme.
Pour donner vie à cet univers poétique, où les sortilèges de la tsigane « aux yeux ensorceleurs » le disputent aux gestes du labour, cette production innove. Point d’ethnographie moldave : ni charrue dans les champs, ni tresses noires de tzigane. L’atelier d’un photographe des Seventies devient l’antre dans lequel les souvenirs et fantasmes du vieil artiste (sobrement incarné par l’acteur Hugo Koolschijn) percutent le temps des jeunes amoureux, vêtus en urbains chics. La photographie serait-elle le prisme du regard contemporain vers un temps révolu, celui du chantre tchèque de Brno, dédoublé entre l’acteur et le jeune chanteur ? Au fil du spectacle, les aller-retours entre ces temporalités se mélangent en investissant la longueur du plateau. Depuis la table des photos, projetées tour à tour sur rétroprojecteur (la tzigane brune par exemple) jusqu’au lit de repos qui jouxte le piano à queue, les itinéraires s’entremêlent. Ils conduisent l’artiste au repos éternel, après déclamation de ses lettres intimes. Entretemps, la vie s’animera et le tapis sera l’écrin des ébats des jeunes amoureux.
Le spectateur désarçonné n’est pas au bout de ses interrogations. Car une autre dimension accroît la profondeur des temporalités. Exploitant la profondeur du plateau, les interprètes peuvent chanter derrière la paroi grillagée de l’atelier (invisibles donc), paroi dont les éclairages sont modulés de la pénombre jusqu’au plein éclat doré (strié), ou bien rougeâtres selon les aveux ainsi filtrés par une lumière-mémoire. Ce dispositif s’inspire librement d’une production scénique du Journal d’un disparu, théâtralisée par Janacek le 28 octobre 1926 à Lubljana (Slovénie).
Musique et artistes de la scène
Y-a-t-il des points communs entre l’écriture de Janáček et celle de van Parys, à un siècle de distance ? A priori, leur singularité énigmatique les rapproche, et tout autant leur goût pour des motifs répétitifs (voire entêtants) fuyant la tonalité. Pour initier l’auditeur, le tableau introductif titille d’ailleurs son attention : la chanteuse pianote une simplissime échelle modale (hexacorde) qui s’avère celle du premier chant.
Chez le compositeur tchèque, l’écriture vocale est laconique et lyrique à la fois. Elle oscille entre la chanson populaire – le 6e chant Ohé mes bœufs gris – et l’écriture savante au service de la séduction – 10e chant, Assieds-toi donc aux côtés de la tzigane. Chez la seconde, la technique spectrale (composer avec un matériau dérivé des propriétés physiques du son) détermine la riche palette de polyphonies confiées au trio féminin. Les excellentes jeunes chanteuses (Annelies Kerstens, Fabienne Seveillac, Lisa Willems), au timbre soit éthéré, soit fruité, les restituent avec charme. Hormis leur première intervention, fort tâtonnante.
Le paysan Janik (dissimulé derrière la paroi au début du cycle), transformé en photographe urbain, est interprété par l’excellent ténor britannique Andrew Dickinson (en troupe au Deutsche Oper de Berlin). Il joue sur deux registres vocaux : la technique vocale quasi traditionnelle au début (les aigus en voix de poitrine) ou bien le chant lyrique lorsqu’il surgit en devant de scène. Séduisante et féline sans vulgarité, la mezzo française Marie Hamard incarne la tzigane Zefka. Le contrôle de sa ligne de chant est permanent, soit en monologue, soit en duo dialogué – « La terre est mon oreiller, Le ciel ma couverture » (11e chant). Cependant, le timbre manque de tonalités mordorées pour incarner le rôle confié à une alto, et les musiques additionnelles nécessiteraient sans doute plus de projection.
Le pianiste Matthew Fletcher est loin d’être le dernier interlocuteur du spectacle. Son talent d’homme-orchestre s’exerce tant dans le toucher d’une délicatesse extrême que dans la vivacité des fondus-enchaînés des pièces. Dans les courtes pièces solo de Janáček (la n° 13 par ex.), le feu proprement fulgurant consume les étreintes qui viennent d’être évoquées.
Dans l’album que le compositeur laisse à sa disparition, les derniers mots livrent la tonalité du spectacle « Et je t’ai embrassée. Et tu es assise à mes côtés et je suis heureux et en paix. »
Marie Hamard, mezzo soprano
André Dickinson, ténor
Hugo Koolschijn, acteur
Annelies Kerstens, Fabienne Seveillac, Lisa Willems, trio féminin
Matthew Fletcher, piano
Ivo van Hove, mise en scène
Jan Versweyveld, scénographie
An D’Huys, costumes
Krystian Lada, dramaturgie
Journal d’un disparu JW 5/12
Cycle de mélodies tchèques de Leoš Janáček pour ténor, contralto, chœur féminin et piano, créé à Brno, le 18 avril 1921. Complété par Tagebuch d’Annelies van Parys (2017)
Représentation du 4 novembre 2021, Opéra-Comédie de Montpellier.