Sir Simon Rattle est tombé en amour pour Jean -Philippe Rameau il y a plus de 40 ans. Depuis, sa passion pour le compositeur et théoricien français ne l’a plus quitté. En 1999, le chef d’orchestre britannique commençait, au Festival de Pentecôte de Salzbourg, son exploration des tragédies lyriques de Rameau en s’attaquant à la dernière d’entre elles, Les Boréades. Il aura fallu attendre 2018 pour qu’il nous donne enfin sa vision d’Hippolyte et Aricie, première œuvre pour le Théâtre d’un jeune compositeur de déjà 50 ans.
La version de concert de ce soir reprend en grande partie la distribution de la création scénique de 2018 signée Aletta Collins au Staatsoper de Berlin. Une production à retrouver au même endroit ces prochains jours si jamais vous passez par là… Une interrogation cependant : comment, sans mise en scène, faire vivre une œuvre on ne peut plus écrite pour le théâtre ? Le choix de la version de 1757, qui reprend certains des éléments de la version de 1733 coupés en 1742, recentre l’action sur les amours d’Hippolyte et Aricie confrontées aux humeurs et colères de Phèdre, belle-mère terriblement passionnée. Plus de prologue, des récitatifs raccourcis, une orchestration plus inventive et les audaces harmoniques du trio des Parques retrouvées font de cette version un condensé dramatique percutant et parlant même en dehors de tout appareil théâtral.
Il faudra évidemment, pour faire vivre ces personnages tourmentés des acteurs-chanteurs à l’instinct dramatique certain et à la hauteur du texte de l’abbé Pellegrin pas toujours inspiré, mais inspiré tout de même d’Euripide et de Racine. On ne pourra reprocher à la distribution de ce soir son absence d’implication dramatique mais il nous aura cependant manqué une chose indispensable : le texte et surtout, le texte en français. Remercions donc le surtitrage d’avoir su nous guider sur les chemins des amours contrariées du courageux Hippolyte et de la sensible Aricie. Le travail des chanteurs sur la prosodie et l’articulation est certain mais quelques manques et nuances dans l’accentuation et la juste correspondance entre les temps forts et faibles de la musique ont bien souvent fait perdre à l’auditeur tout sens du français prononcé.
Il faut dire que la distribution présente un défaut de taille, celui d’avoir confronté les héros de cette tragédie lyrique à l’Hippolyte de Reinoud van Mechelen. Digne héritier de Pierre de Jéliote, haute-contre favori de Rameau, le chanteur expose ce soir toutes les qualités que notre confère Marc Dumont lui avait trouvées dans son dernier disque consacré au même Jéliote. Pour ne pas le citer : « Le sens de la déclamation comme la science du chant et de ses inflexions, font de l’interprétation de Reinoud van Mechelen, (…), une réussite totale et de ce portrait un moment de pur plaisir ». Hippolyte est là. Il ne chante pas, il vit et c’est un bonheur total.
À ses côtés et nonobstant ce qui vient d’être évoqué plus haut, Anna Prohaska est une Aricie touchante même si la voix manque parfois de rayonnement et son « Rossignol amoureux » est un très beau moment de poésie musicale. Le Grande Prêtresse de Diane incarnée par Evelin Novak est d’une touchante humanité et Ema Nikolovska déploie dans le rôle de Diane son soprano lumineux et homogène. Elle est également une des seules ce soir à faire preuve d’une prononciation à l’intelligibilité appréciable. Le deux ne peuvent cependant éclipser celle sur qui tous les regards se portent ne serait-ce que grâce à (ou à cause d’) une robe de concert d’un jaune doré incandescent. Magdalena Kožená est une Phèdre d’une présence scénique et vocale éblouissante et son incarnation est saisissante même si quelques poses et l’usage du parlando à la fin de « Cruelle mère des amours » peuvent dérouter.
Le Thésée de Gyula Orendt est d’une jeunesse séduisante mais assez peu paternelle. L’émission vocale est toute personnelle et un léger manque de soutien de la ligne conduit souvent le chanteur à heurter le tempo pour trouver plus de confort. Son « Puisque Pluton est inflexible » sera à cet effet quelque peu flottant. Jérome Varnier est un Pluton à la belle présence et mais le Tisiphone de Benjamin Chamandy manque de l’ampleur nécessaire pour donner tout son poids à la confrontation avec Thésée à l’acte II.
Magnus Dietrich, Arttu Kataja et Frederic Jost sont des Parques convaincantes mais qui sacrifient à la puissance la lisibilité de l’écriture harmonique. Le Chœur du Staatsoper de Berlin, audiblement éloigné de son terrain d’élection artistique est plus appliqué qu’impliqué et manque souvent de variétés dans l’expression et les couleurs. Le Freiburger Barockorchester est quand à lui magnifique de bout en bout même si la direction du chef britannique manque parfois de contrastes. Sa vision de l’œuvre de Rameau est d’une rondeur et d’un brillant agréables mais un peu de piquant et d’allègement des textures sonores auraient été les bienvenus. Les danses manquent ainsi souvent de cet esprit aérien qui laissent à imaginer les danseurs dans une éternelle suspension plutôt que dans une propulsion bassement mécanique.
Cette version d’Hyppolite et Aricie signée Sir Simon Rattle est cependant d’une qualité musicale indéniable même si parfois sans parole… et en tenue de soirée.
Hippolyte Reinoud Van Mechelen
Aricie Anna Prohaska
Phèdre Magdalena Kožená
Oenone Adriane Queiroz,
Diane Ema Nikolovska,
La Grande Prêtresse de Diane, Une Matelote Evelin Novak
Une Chasseresse Slávka Zámečníková,
Une Bergère Liubov Medvedeva
Thésée Gyula Orendt
Tisiphone Benjamin Chamandy
Pluton Jérôme Varnier
Mercure Michael Smallwood
Première Parque Magnus Dietrich
Deuxième Parque Arttu Kataja,
Troisième Parque Frederic Jost
Freiburger Barockorchester
Staatsopernchor Berlin
Sir Simon Rattle, direction
Hippolyte et Aricie
Tragédie lyrique en cinq actes de Jean-Philippe Rameau (1683-1764), livret de l’abbé Pellegrin (1663-1745).
Création : le 1er octobre 1733, Opéra de Paris.
Philharmonie de Paris, mardi 9 novembre 2021, 19h30