Le Théâtre du Capitole de Toulouse propose une nouvelle production surprenante du Wozzeck de Berg marquée par les prises de rôles saisissantes de Stéphane Degout et Sophie Koch.
C’est par euphémisme que l’adjectif « déconcertante » pourrait être employé pour exprimer la surprise rencontrée par le spectateur à la découverte de cette mise en scène de Wozzeck signée Michel Fau. Dire qu’on ne s’attendait pas à ça pourrait évidemment être rassurant, l’intérêt d’une création théâtrale étant de sortir le public du moelleux de son canapé intellectuel. Et pourtant…
Et pourtant, ce qu’on aime – si aimer est le verbe approprié – dans le Wozzeck de Berg et le Woyzeck de Büchner, c’est la représentation d’un drame social, c’est l’histoire d’un homme piétiné par la société, c’est pouvoir lire dans un fait divers du 19e siècle une contemporanéité oppressante, voire culpabilisante ou du moins malaisante.
Mais Michel Fau n’aime pas le naturel ni le petit théâtre du quotidien. Il veut voir et montrer sur scène du ludique, du féérique, de l’extraordinaire, du terrible, du qui fait peur et du qui fait rire.
Cette histoire terrifiante qui parle d’un être humain, Wozzeck, dans les pires situations qui peuvent arriver à un homme sera donc vue par l’œil de son enfant, ou plutôt, par ses yeux endormis. Pas de théâtre naturaliste, pas tout à fait du théâtre épique, mais de l’expressionnisme tout de même et de l’ésotérisme aussi – et un risque surtout, celui de parler aux seuls initiés de Michel Fau.
Wozzeck, l’opéra, se transforme en une sorte d’Alice aux pays des horreurs. Wozzeck devient un cauchemar, celui d’un fils. Pauvre gosse. Tout le monde est fou et il est sûrement fou lui-même. Tout son monde est fait d’illusions et de métaphysique. Mais alors, l’humiliation permanente de son père, le viol de sa mère, la jalousie, la folie et le meurtre, tout cela, l’a-t-il vécu ? Peut-être, ou peu importe.
Et ce père qu’il admire et qu’il craint et cette mère qu’il aime et qui lui fait horreur, qui sont-ils ? On ne saura pas. L’enfant reste étonnamment passif et ébahi face à tout cela. Il ne s’exprime jamais, sauf deux fois, mémorables. On n’a jamais peur pour lui, ni pitié d’ailleurs. Il n’est pas de notre monde, alors pourquoi s’inquiéter…
Michel Fau en met beaucoup dans ses mises en scène. Nous verrons donc aussi ici et là un rapport qu’on suppose freudien à la mythologie et un goût prononcé pour la plomberie humaine que nous n’avions pas perçu dans le livret original. Wozzeck ne tousse plus dans la rue, il pisse. Le petit n’est plus en sueur mais est constipé. Le Capitaine sera paralysé du bas mais surtout de l’entrejambe et les femmes sont chaudes, très chaudes… Bref tout passe par la culotte et pourquoi pas ? Et par Dieu aussi comme semble le suggérer ce crucifix aux tailles changeantes et impressionnantes. Allusion certaine à l’identification de plus en prégnante de Marie, la compagne de Wozzeck, à Marie-Madeleine et sûrement au poids de la religion sur ces destins brisés. Difficile ainsi d’échapper au côté naturaliste de Wozzeck, Zola n’aurait pas fait mieux.
Beaucoup à dire, d’autres en diront sûrement plus, et pourtant à trop en mettre à lire, on risque parfois l’ennui. Question d’absence d’empathie et de l’impossible identification aux personnages ou aux situations… Ce ne sont pas les décors incroyables et les superbes costumes signés Emmanuel Charles et David Belugou qui aideront à la projection. Nous sommes dans un autre monde, une chambre étonnante, déstructurée, désaxée, oppressante. Tim Burton n’est jamais loin et avec lui son lot de morbide, de macabre, de gothique et de fantastique. Les oripeaux, d’une fausse poésie, sont une rencontre improbable entre la Commedia dell’arte et le cinéma expressionniste allemand des années 30. Et ces animaux bizarres, on jurerait avoir entendu rire dans la salle. Et ces lumières tranchantes et ces ombres crues signées Joël Fabing, c’est déjà le rasoir de Wozzeck qui dessine. Beaucoup à voir, encore.
Ce feu d’artifices visuels nous ferait presque oublier la musique. Pas question ici d’analyser la forme et les formes de la partition de Wozzeck, chef d’œuvre de l’art lyrique avant-gardiste bien avant que d’être moderne, Alban Berg le fera bien mieux que nous dans sa célèbre Conférence sur Wozzeck en 1929. Sous la baguette exigeante de Leo Hussain, l’Orchestre national du Capitole est précis, impliqué mais jamais démonstratif. La construction musicale élaborée méticuleusement par Berg ne sert plus à donner une dimension émotionnelle à une tragédie dont il n’est plus question ici. L’orchestre n’est plus un contrepoint mais s’additionne au stimuli visuels au point de souvent s’effacer. Le Chœur et la Maîtrise du Théâtre du Capitole se montreront plus présents et bien chantants.
Il y a effectivement beaucoup plus à entendre sur scène où les acteurs-chanteurs sont incroyables d’investissement et de maîtrise vocale. Berg n’a nullement renoncé aux moyens du bel canto dans son opéra qu’on assimile souvent trop rapidement au Sprechgesang, cette « déclamation rythmée », traitement « mélodramatique » de la voix. Wozzeck se chante donc même s’il reste un challenge vocal pour tous les rôles et ne peut jamais se dissocier totalement du théâtre. Ce sont des personnages qu’on interprète et pas des rôles qu’on chante, et même s’il y en a de plus grands que d’autres, il n’en a pas de petits. Krisofer Lundin est un idiot étrange et inquiétant et les ouvriers de Matthieu Toulouse et Guillaume Andrieux endossent leurs costumes loufoques avec talent. La Margret d’Anaïk Morel cache à peine sous une belle rondeur vocale un regard accusateur perçant et une sensualité intrigante. Thomas Bettinger est un Andres à l’humanité qui détonne dans ce monde de fous, surtout face au Capitaine et au Docteur de Wolfgang Ablinger-Sperrhacke et de Falk Struckmann. Ces deux-là sont d’un paternalisme malsain et effrayant. Personnalités incernables, leur folie est un abime sans fond. Nikolai Schukoff compose un Tambour-Majour trivial et phallocrate à souhait.
Sophie Koch et Stéphane Degout faisaient dans cette nouvelle production déconcertante leurs prises de rôles en Marie et Wozzeck. Même si la mise en scène de Michel Fau ne leur permet pas d’user de ressorts psychologiques pour dessiner les portraits de ces personnages ravagés par la vie, ils se sont montrés saisissants d’intensité vocale et d’implication théâtrale. La Marie de Sophie Kock est une réussite. Pauvre femme pas vraiment catin, folle à sa manière, la mezzo-soprano se joue avec une apparente facilité des embûches de cette partie vocale aux tessitures extrêmes. Sa voix est d’une ampleur et d’une chaleur bienvenues dans ce rôle de mère où l’ennui dépressif se dispute aux instincts suicidaires.
Le Wozzeck de Stéphane Degout est fou du début à la fin. Fou, plus que fou si cela est possible et le lied n’est jamais loin du portrait vocal. Ce Wozzeck n’est même pas une bombe à retardement, il a déjà explosé. Rasoir à la main en permanence, il n’attend que de couper.
C’est en tout cas comme ça que le voit son fils. L’enfant, lui, sait déjà que papa va tuer maman. Et papa fait peur. On a peut-être tenté de le protéger, du Capitaine par exemple, mais la folie de ce monde a tout emporté et papa a tué maman.
Avouons tout de même avoir ressenti une émotion forte lors de cette représentation. Au deuxième tableau du troisième acte, les folies de la mise en scène, des personnages et la musique se sont enfin rencontrées dans un baiser d’une intensité dramatique rare entre Marie et Wozzeck.
N’oublions pas évidemment l’enfant de Dimitri Doré. Ce Wozzeck c’est lui. Seul dans sa chambre, seul dans son monde, seul dans la vie. Fou peut-être aussi. « Hopp, hopp ! Hopp, hopp ! Hopp, hopp ! », il restera seul sur son cheval blanc. Pauvre gosse.
Stéphane Degout Wozzeck
Sophie Koch Marie
Nikolai Schukoff Le Tambour-Major
Thomas Bettinger Andres
Wolfgang Ablinger-Sperrhacke Le Capitaine
Falk Struckmann Le Médecin
Anaïk Morel Margret
Matthieu Toulouse Premier Ouvrier
Guillaume Andrieux Deuxième Ouvrier
Kristofer Lundin Un Idiot
Dimitri Doré L’Enfant de Marie
Leo Hussain Direction musicale
Michel Fau Mise en scène
Emmanuel Charles Décors
David Belugou Costumes
Joël Fabing Lumières
Wozzeck
Opéra en trois actes
Livret du compositeur d’après Georg Büchner
Créé le 14 décembre 1925 au Staatsoper à Berlin
Nouvelle production
Théâtre du Capitole de Toulouse, représentation du vendredi 19 novembre 2021, 20h00
2 commentaires
«Wozzeck ne tousse plus dans la rue, il pisse » Eh, renseignez-vous cher Monsieur! Berg n’a substitué «husten » à «pissen » que pour passer la censure! Dans les productions actuelles, on revient en général à l’original de Büchner…
Merci pour ces éclaircissements cher Monsieur ! Même si, comme vous le savez, une autre explication est très souvent avancée : Berg aurait substitué le fait de « tousser » à celui de « pisser » non pas pour contourner la censure (ou en tout cas pas seulement), mais en raison de son identification avec le personnage, affirmée à plus d’une reprise – et notamment dans une lettre célèbre (Berg souffrait d’un asthme sévère mais ayant malgré tout été déclaré apte au service militaire, les médecins l’ayant accusé de simuler sa toux).