Reprise de l’Alcina imaginée par Robert Casen en 1999.
Les débuts de Jeanine de Bique à l’Opéra de Paris, une distribution très équilibrée, un chef et un orchestre inspirés : au total, une grande soirée, à marquer d’une pierre blanche !
Une soirée de profonde entente musicale
Lorsqu’au rideau final, au moment des saluts, Jeanine de Bique va chercher le chef d’orchestre, comme cela se fait traditionnellement, et lorsque Thomas Hengelbrock pénètre sur scène, elle lui tend les bras et l’étreint avec une joie rayonnante. Rien de surfait, de théâtral : tous deux se serrent avec une profonde tendresse. Cette image résume assez bien ce qui vient de se passer : une soirée de profonde entente musicale, fugace comme le bonheur qui passe avec ces moments de grâce.
Depuis quand n’avait-on pas été ému à ce point, depuis quand n’avait-on pas retenu son souffle dans le halo plaintif et sublime d’un des plus beaux airs de Haendel, qui est simplement un des plus beaux airs dramatiques jamais écrit ? C’est le cœur de l’opéra, au milieu du deuxième acte, le moment de bascule d’une intrigue amoureuse qui met à nu nos intermittences du cœur en miroir de celles d’Alcina. L’air « Ah ! Mio cor » est le comble de l’affliction, du désespoir le plus intime : Alcina comprend que celui qu’elle aime – vraiment – la trahit. La femme est à nu, sa voix dit ses tourments, dans un souffle, un thrène sublime. Et la reprise da capo de l’air, après un court moment de rage et de jalousie, résonne avec encore plus de force dramatique.
Difficile d’imaginer plus profonde entente entre un chef, ses musiciens et l’interprète qu’en ce temps suspendu offert aux spectateurs de l’opéra Garnier, lors de cette première de la reprise d’Alcina dans la mise en scène de Robert Carsen. Thomas Hengelbrock était suspendu à la moindre inflexion de la voix de Jeanine de Bique, laquelle nous a emmené hors du temps dans un espace scénique qui se fermait devant elle. No future pour l’amoureuse, mais triomphe pour celle qui faisait ses débuts à Paris. Et quels débuts ! Triomphe renouvelé avec Ombre palide, l’autre grand air, maléfique, venant clore cet acte.
Les débuts de Jeanine de Bique à l'Opéra de Paris
La voix de Jeanine de Bique est d’une beauté, d’une intensité, d’une humanité sans pareil. Un diamant noir, flexible, incarné, qui se joue de la technique, aux vocalises impressionnantes de facilité, aux messa di voce d’une totale maîtrise, aux sons filés impalpables – comme le fait entendre son très récent récital[1]. Après un premier air très légèrement en retrait – faisant sentir une imperceptible appréhension liée à cette première dans un des plus beaux rôle écrit par Haendel – la cantatrice a totalement lâché prise et nous a donné à entendre une interprétation qui fera date. Alcina nous ensorcelle autant par sa voix que par son incarnation. Ce beau chant, dont le volume n’est pas exceptionnel de projection (elle semble en retrait par rapport à ses partenaires dans le trio du troisième acte) mais qui recèle tant de facettes interprétatives, se conjugue avec une présence scénique évidente, une gestique d’une élégance naturelle et un port de reine.
Certains se souviennent non pas de la création de l’œuvre en 1735, mais bien de son entrée à l’opéra de Paris, en 1999, dans cette même mise en scène. Le plateau était d’un luxe presque ostentatoire, avec René Fleming, Susan Graham et Natalie Dessay pour ne citer qu’elles, accompagnées par les Arts Florissants de William Christie. De très belles voix, un orchestre manquant parfois de poésie mais non dépourvu de maniérisme faisaient de ce spectacle[2] un must plus qu’une totale réussite.
D’autres préfèrent repenser à la première incursion scénique de Christie, au Châtelet, en 1990, avec la merveilleuse Arleen Auger, inoubliable dans le rôle titre[3]. Plus proche de nous, en 2018, le Théâtre des Champs Elysées accueillait Cecilia Bartoli qui impressionnait comme toujours, entouré de façon superlative par Philippe Jaroussky, Julie Fuchs et le Concert d’Astrée d’Emmanuelle Haïm.
Ce jeudi 25 novembre, l’adéquation de l’orchestre et des solistes était à son meilleur. Les couleurs et le dynamisme du Balthasar Neumann Ensemble donnaient le La dès l’ouverture aux attaques franches, avec des basses col legno, frappant le bois de l’instrument comme pour mieux marquer la violence des sentiments prête à se déployer. Partout, la lecture de Thomas Hengelbrock emporte l’adhésion, tant par le choix des tempos que par celui des équilibres instrumentaux, variant les couleurs, les climats. Ainsi, un archiluth subtil et la présence d’une harpe baroque ajoutaient de la délicatesse à la palette du continuo comme aux sonorités de tout l’orchestre. Ici les flûtes à bec, là les cors naturels donnaient un éclat instrumental tour à tour subtil ou triomphant. Seul le premier violon, aux sonorités parfois aigres dans « Ama, sospira », l’air de Morgana du deuxième acte, fut en retrait (problème d’accord ?).
Le spectacle de Robert Carsen
Alcina est une sorcière, une Circée baroque, qui retient Ruggiero par amour sur son île enchantée. Lui, ensorcelé, est déjà marié à Bradamante qui accoste, travesti, pour le reconquérir. Pourtant la mise en scène de Robert Carsen évacue pratiquement toute magie. Paradoxalement, c’est son grand mérite. Tout est axé sur le respect de la parole donnée, le paraître des sentiments, la jalousie et, peut-être plus encore, sur le désir à vif. Ainsi, nous sommes focalisés sur le jeu de l’amour sans le hasard, mais avec la mise en avant d’une sensualité lorgnant vers un érotisme souvent torride, du premier air d’Alcina, avec ses baisers fougueux, comme aux airs de Morgana des premier et troisième actes. On se touche, on s’embrasse, on s’étreint (loin de toute précaution de « gestes barrières » oubliés, alors que les figurants nus restent masqués…) On marche aussi beaucoup – trop – en arpentant le plateau de Garnier, dans un décor sobre, aux rares accessoires (quelques chaises, une table, un lit).
Une Alcina particulièrement bien entourée
Alcina était particulièrement bien entourée. Ruggiero, son amant qui dans la mise en scène de Carsen se transforme en son meurtrier afin d’en finir avec ses sortilèges amoureux, est magistralement campé par Gaëlle Arquez, d’une présence qui s’impose d’emblée, à la voix ductile, profonde, particulièrement émouvante dans « Mio bel tesoro » du deuxième acte.
L’Oronte trouve en Rupert Charlesworth un ténor à sa mesure, qui impressionne dans l’air tourmenté « All’offessa… » du deuxième acte. Roxana Constantinescu fait, tout comme Chalesworth et de Bique, des débuts remarqués à l’opéra en Bradamante, l’épouse de Ruggiero partie à la reconquête de son homme. Seul le Melisso de Nicolas Courjal semblait moins convainquant au milieu de ce plateau de choix.
Reste la Morgana de Sabine Devieilhe, l’autre star de la soirée. Que dire de son abattage, de ses vocalises stratosphériques, de son irradiante présence sur scène qui n’ait été dit ? Le dialogue musical entre Morgana-Devieilhe et le violoncelle solo de l’orchestre fit de « Credete al mio dolore » un de ces purs moments de grâce absolue qui parsemaient le spectacle. Le jeu particulièrement inspiré de Christoph Dangel, mêlé à la sonorité ambrée de son magnifique instrument qui sonnait comme une viole, ont quasiment volé la vedette à l’extraordinaire Sabine Devieilhe. Sublime moment d’une représentation qui n’en fut pas avare. Un grand spectacle, à marquer d’une pierre blanche.
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[1] https://www.premiereloge-opera.com/mediatheque/2021/11/13/mirrors-par-jeanine-de-bique-les-doux-reflets-dune-grande-voix-graun-haendel-telemann-manna-vinci-broschi-concerto-koln-luca-quintavalle/
[2] Enregistré par Radio France et publié chez Erato dans la foulée des représentations.
[3] Elle a laissé une interprétation superlative, gravée en 1986, avec une équipe dirigée par Richard Hickox
Alcina : Jeanine de Bique
Morgana : Sabine Devieilhe
Bradamante : Roxana Constantinescu
Ruggiero : Gaëlle Arquez
Oronte : Rupert Charlesworth
Melisso : Nicolas Courjal
Chœurs de l’Opéra de Paris, Balthasar Neumann Ensemble, dir. Thomas Hengelbrock
Mise en scène : Robert Carsen (réalisée par Christophe Gayral)
Alcina
Dramma per musica en 3 actes de George Frideric Haendel, livret d(?) d’après Antonio Fanzaglia, créé au Royal Theatre de Londres, Covent Garden le 16 avril 1735.
Palais Garnier (Paris), représentation du 25 novembre 2021.