À Montpellier, La Cenerentola renaitra-t-elle de ses cendres ?
Un spectacle inégal, avec des bonheurs scéniques et vocaux divers mais réels, et une très belle réussite à l'orchestre.
Un ouvrage ambitieux
La Cenerentola de Rossini est sans doute l’un des ouvrages les plus ambitieux du répertoire buffa, et constitue d’ailleurs très probablement le dernier témoignage dixneuviémiste sérieux de cette tradition. Si le Romantisme tendra en effet vers le grand opéra à la française, le drame allemand ou l’opéra vériste italien, l’opera buffa de Rossini reste encore très attaché au siècle précédent, tout en posant des jalons importants au Romantisme naissant. C’est donc une œuvre qui peut se montrer assez farouche envers les interprètes, qu’ils soient instrumentistes, chanteurs, ou metteurs en scène. Par ailleurs, le spectre de quelques grandes versions de référence provenant du siècle dernier n’est pas sans compliquer l’aventure pour les maisons d’opéra contemporaines. Si Rossini était connu pour exiger des chanteurs qu’ils ne dénaturent pas son écriture vocale, on peut sans peine en dire autant de son écriture théâtrale, qui ne sied guère à des mises en scènes trop fantaisistes, lesquelles affaiblissent à coup sûr la précision et l’efficacité des situations rossiniennes. Ces préalables étant posés, intéressons-nous à la proposition montpelliéraine de ce dramma giocoso, qui nous a été présentée en ce mois de décembre 2021.
Une distribution hétéroclite
Côté vocal, nous regretterons tout d’abord une distribution assez hétéroclite. Le rôle-titre a pour nous été convaincant. La maîtrise des vocalises était manifeste, Wallis Giunta assurant en outre sans peine la tessiture gourmande de contralto. Il faut toutefois souligner que les passages entre voix de tête et voix de poitrine (qui s’effectuaient d’ailleurs assez haut dans l’ambitus de la chanteuse) pouvaient manquer de négociation, créant une certaine disparité de timbre entre les deux registres. Enfin, les notes extrêmes, qu’elles soient graves ou aigues, pouvaient se montrer forcées voire incontrôlées, tant la chanteuse semblait vouloir démontrer sa puissance vocale. Le second premier rôle, en le personnage de Don Ramiro tenu par Alasdair Kent nous contraint également à être dans la demi-teinte. Si sa qualité vocale est globalement satisfaisante, l’ensemble de ses aigus nous a laissé sur notre faim. Chacun était en effet réalisé en voix mixte (laquelle était certes très belle), ce qui enlevait au personnage son statut de ténor pré-romantique pour celui de ténor mozartien. Nous remarquerons toutefois une extrême souplesse dans ses mélismes, assortis d’un très beau sens de la variation, nous proposant ainsi de solides et inventives vocalises.
Clorinda et Tisbe, respectivement incarnées par Serena Sáenz et Polly Leech ont parfaitement rempli leurs contrats. Il est vrai que leurs rôles ne sont pas bien mis en avant dans la partition, mais elles les ont néanmoins assurés avec grande qualité. Les deux véritables bémols de la soirée reviennent plutôt aux deux rôles intermédiaires. Premièrement, nous ne saurions véritablement que dire du rôle d’Alidoro, tenu par Dominic Barberi. Il aurait fallu pour cela que nous l’ayons entendu un peu plus. Si l’écriture rossinienne est connue et critiquée pour mettre en place une bataille acharnée entre l’orchestre et les chanteurs (d’après Berton), il semble alors qu’elle ait été ici perdue. En cause : une voix gonflée et donc sans harmoniques. Le constat est presque le même pour Dandini (Ilya Silchukou) qui, en plus de problèmes récurrents de rythme, a soulagé son rôle de quelques phrases, laissant le chant libre à l’orchestre avant de rentrer au milieu des phrases suivantes. Enfin, nous regretterons que, dans l’ensemble des ensembles, les chanteurs n’ont jamais été ensemble. Nous tenons en revanche à souligner la très belle prestation de la basse bouffe Don Magnifico (Carlo Lepore) à qui tout a réussi : remarquable agilité vocale de sa coloratura au service de l’exigeant belcanto rossinien, sans qu’en pâtissent ni la puissance ni la résonnance, et (truffe sur le tournedos) un concitato à toute épreuve que pourraient envier les plus grands rappeurs actuels. Antoniozzi nous paraît ainsi être une ressource précieuse pour incarner ces voix rossiniennes si périlleuses. Son jeu théâtral est de la même veine, bien qu’il nous faille regretter un élément propre à sa mise en scène — nous avons en effet pu remarquer que sa direction d’acteur est un peu trop inspirée de l’illustre mise en scène filmique de Jean-Pierre Ponnelle et du jeu Paolo Montarsolo. Ainsi avons-nous pu assister à divers copiés-collés, au point où nous nous sommes demandé si la metteure en scène avait, pour ce rôle, abandonné l’idée d’en avoir une vision personnelle.
Des personnages au bord de l’hystérie
Si nous devions malgré tout rendre justice à la mise en scène, nous parlerions ainsi de ses quelques idées phares qui ont donné de la valeur ajoutée à l’œuvre. Bien que le parti pris fût minimaliste, il n’a pas empêché de faire éclore certaines riches idées. Ainsi, l’immense lustre qui conduisait l’ensemble des tableaux a pu assurer différentes fonctions selon les besoins de la situation. D’abord simple lustre bancal pour convenir au manoir en ruines de Don Magnifico, il est ensuite descendu sur scène, emprisonnant Angelina pour l’empêcher de sortir au bal. Enfin, aidé de jeux de lumières (celles de la scène, et, plus intéressant encore, celles de la salle), il a figuré la temporale de l’acte II par différents éclats de couleurs symbolisant le tonnerre. Nous soulignerons également un élément très bienvenu par rapport aux traditionnelles mises en scène rossiniennes : les différents ensembles de stupéfaction (dans lesquels le livret suggère que les personnages sont face à un coup de théâtre et en proie à la folie) n’a pas été scénographie par le sempiternel tableau de personnages immobiles. Alicia Geugelin a en effet eu l’audace de faire pour ces moments des propositions scéniques, leur offrant alors une vraie dramaturgie. C’est donc avec plaisir que nous avons pu assister à de véritables chorégraphies là où il est d’ordinaire coutume de cesser tout mouvement au profit de la musique. Enfin, nous tenons à indiquer qu’il a fallu attendre jusqu’à la moitié du second acte pour qu’un personnage s’allonge par terre en chantant — ce qui, dans les mises en scène contemporaines, relève de l’exploit. Pour nuancer cette nouveauté apportée par la mise en scène, nous évoquerons le caractère sans cesse hystérique des personnages. Certes, il est de bon ton de tourner les protagonistes rossiniens en des déséquilibrés, mais il a été ici dommage que ce pathologisme se retrouve jusque dans les (quelques) scènes sérieuses de l’opéra. Nous aurions ainsi préféré assister à la sincérité de l’échange amoureux entre Angelina et Don Ramiro lors de leur rencontre à l’acte I, et savourer la vengeance de la nouvelle reine, toute constituée de pardon, lors du final de l’acte II, sans que l’ensemble des convives ne gesticulent nerveusement à chaque groupe de double-croches.
Satisfactions orchestrales !
Quant à la direction orchestrale, c’est sans doute ce qui a été proposé de mieux lors de cette soirée. La baguette Magnus Fryklund a assuré à la partition de belles fondations, sur lesquelles pouvaient parfois apparaître des tempi inventifs. Nous noterons également l’originalité du continuo, tout à la fois théâtral, musical et cinématographique, grâce à de nombreux bruitages réalisés par le pianofortiste. Nous le soupçonnons d’ailleurs d’avoir à plusieurs reprises cité des fragments mélodiques de la musique de Cendrillon by Disney. Le seul élément qui a, pour nous, nuit à cet orchestre était les surtitres. Bien entendu, cela mérite explication. L’Opéra-Comédie de Montpellier a eu le souhait de proposer un sous-titrage pour sourds et malentendants, opérantes notamment lors des passages instrumentaux. Si, bien entendu, l’intention est louable sur le papier, il faudrait encore que cela soit fait plus rigoureusement. Ainsi avons-nous pu lire lors des différents intermèdes les mentions « flûtes en crescendo » lors de passages sans flûtes ni crescendo, ou encore l’indication « Flûte solo » pendant un solo de hautbois, entre autres exemples…
C’est donc mitigé que nous ressortons de cette représentation rossinienne. Si, d’une part, elle a pu réserver de belles surprises, ces dernières ne surpassent pas l’attente que suscite l’opéra de Rossini. Un opéra qui gagnerait à être investi plus sérieusement que sur le seul ton de la légèreté, car la partition, vocale et théâtrale, est, nous l’avons dit, farouche.
Clorinda : Serena Sáenz
La Cenerentola
Dramma giocoso en deux actes, sur un livret de Jacopo Ferretti, d’après le conte Cendrillon de Charles Perrault, créé le 28 janvier 1817 au Teatro Valle de Rome.
Opéra-Comédie de Montpellier, représentation du 19 décembre 2021