Circé d’Henry Desmarest à l’Opéra Royal de Versailles
La soirée s’annonçait passionnante : un musicien très rarement joué, un opéra à découvrir, un concert reporté depuis presque deux ans en raison de ce que nous savons, une distribution plus qu’alléchante dans un cadre somptueux. Seulement, voilà – les sortilèges sont parfois contraires.
Que sait-on de Desmarest ? Trop jeune dans un monde trop vieux (il naquit l’année de la prise de pouvoir par Louis XIV en 1661), il eut bien du mal à s’imposer. D’autant qu’à 28 ans, il enlève une jeune fille après l’avoir engrossée et les amants s’enfuient en Espagne pour échapper à l’opprobre et surtout à la condamnation à mort par contumace ! Plus tard, en 1707, il se réfugie et s’installe à la cour des ducs de Lorraine, où il mourut à 80 ans.
Sa carrière parisienne dura tout juste une décennie, celle qui vit éclore ses œuvres lyriques, avec Didon en 1693, Vénus et Adonis en 1697 ou Circé en 1694. Il nous reste aussi ses motets, ses œuvres religieuses (1), mais si peu sont jouées de nos jours.
Circé s’annonçait donc comme une fête. Las! Le livret de Louise-Geneviève Gillot de Saintonge plombe l’œuvre par son manque d’originalité et d’inventivité, ses faiblesses stylistiques, son prosaïsme lexical. Ainsi, Malheur rime avec horreur et envie avec vie.
L’histoire n’a guère d’imagination dans son agencement dramatique. C’est une succession de scènes où, systématiquement, dès qu’un couple se retrouve, l’arrivée du ou de la rivale vient casser l’intimité. La magicienne Circé retient donc Ulysse prisonnier de ses charmes, alors que sa suivante Astérie est poursuivie par les assiduités d’Elphénor. Mais comme elle le repousse, il finit par se suicider (« Plutôt que ton hymen, je choisis le tombeau ! »). Ulysse est quant à lui amoureux de la nymphe Éolie. C’est avec elle qu’il parvient à s’enfuir au bout de cinq actes, après que leur duo d’amour nous ait donné un autre moment de poésie musicale : « Goûtons le plaisir extrême en dépit des jaloux. Vous m’aimez, je vous aime… » Si les amants échappent à Circé, elle n’échappe pas au désespoir.
Sébastien de Brossard disait de Desmarest qu’il était « un génie tout propre à remplacer Lully » Avec Circé, il eût fallu un Quinault… La musique s’en ressent. Les nombreux ballets qui parsèment l’œuvre semblent souvent plus inspirés que l’action dramatique elle-même. Non que la science de l’orchestre de Desmarest ne soit réelle. Mais elle est contrainte par les nécessités prosodiques. Et le moule reste celui que Lully a imposé à l’opéra français depuis plus de vingt années, dans la forme comme dans la déclamation. Loin de « remplacer Lully », Desmarest le copie trop souvent dans ses tournures, mais avec moins d’inspiration. Le passage le plus original fut musicalement le passage obligé du songe, pivot du troisième des cinq longs actes. Si les mots « Ah ! que le sommeil est charmant » ne font que copier platement le fameux « Ah ! Que le repos est doux » du songe d’Atys, deux flûtes et les basses de violon tissent alors un pur moment poétique.
Pourtant, de poésie, il n’y eut guère au cours de cette soirée. La faute en incombe largement à la direction trop souvent hâtive et surtout brouillonne de Sébastien d’Hérin, se traduisant par de nombreux décalages lors des entrées de l’orchestre ou du chœur des Nouveaux Caractères. L’appui systématique sur des basses particulièrement ronflantes n’était pas fait pour alléger la soirée, malgré l’excellence de la prestation des deux bassonistes comme des flutistes ou du percussionniste, que l’on aurait toutefois aimé encore plus inventif. L’orchestre manquait souvent de chatoiement, d’inventivité et de mise en valeur des plans sonores, malgré une installation originale de l’orchestre sur des praticables.
Les défauts de rigueur musicale du chef comme son manque d’attention réelle aux contrastes de la partition faisaient parfois trouver bien longuette cette œuvre datée. Était-ce dû à la fatigue de trois jours d’enregistrements qui avaient précédé le concert (2) ? Ou bien aux conditions spéciales de la soirée ?
En effet, avant le début de l’opéra, Laurent Bruner est venu sur scène annoncer plusieurs nouvelles pour le moins surprenantes. Tout d’abord, sur un mode humoristique, il pria l’assistance d’oublier tout le résumé de l’action contenu dans le programme – qui donnait à lire un tout autre opéra ! Puis il enchainait en assurant que, de toutes façons, ce n’était pas très grave puisque les opéras français ne se déroulent que de façon convenue : il ne se passe pas grand chose dans le prologue comme dans les deux premiers actes d’exposition ; ce sont les 3e, 4e et 5e actes qui dépotent. Et cela finit toujours mal. Les sous-titres devaient nous aider à suivre l’action. Enfin, nouvelle bien plus problématique, il annonçait que Véronique Gens était souffrante – « Rassurez-vous, ce n’est pas le Covid » – et qu’elle avait accepté de « donner la réplique » à ses partenaires, sachant que sans le rôle-titre, Circé n’était plus dans Circé.
Effectivement, la prestation de Véronique Gens fut aussi courageuse que problématique : elle chantait, mais ne pouvait le faire à pleine voix. Elle incarnait son personnage sans l’abattage que nous lui connaissons. Malgré une contenance et un port de reine dans une somptueuse robe rouge, on sentait d’immenses efforts pour ne pas compromettre un spectacle de plus de trois heures, tant elle semblait réellement fatiguée.
Autour d’elle, les autres protagonistes donnaient de la voix. Avec son engagement habituel, Mathias Vidal dominait le plateau vocal dans l’incarnation d’un Ulysse tourmenté. Cécile Achille incarnait la nymphe Eolie, son amante, avec des accents déchirants. Le couple que forme Astérie et Phaebetor mêlait les voix de Caroline Mutel et de Romain Bockler et le noir Elphenor trouvait en Nicolas Courjal une magnifique basse à la mesure du rôle.
Cette soirée laisse donc un souvenir mitigé, entre le regret de sortilèges enfouis et la déception d’un concert inabouti. Attendons le disque pour profiter de la voix magique de Véronique Gens et espérons une autre occasion pour redécouvrir pleinement cette Circé auquel échappe l’heureux Ulysse… si loin de Pénélope.
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(1) Christophe Rousset a enregistré Venus et Adonis en 2006 (2 CD Ambroisie). Hugo Reyne avait choisi « La diane de Fontainebleau » en 1998. William Christie a gravé trois grands motets lorrains en 2000 (CD Erato). Hervé Niquet a préféré le Te Deum de Paris en 2003 et le De Profundis en 2005 (2 CD Glossa).
(2) L’enregistrement paraitra dans quelques mois sous le label Château de Versailles Spectacles.
Circé : Véronique Gens
Astérie : Caroline Mutel
Eolie : Cécile Achille
Phaebetor : Romain Bockler
Ulysse : Mathias Vidal
Elphénor : Nicolas Courjal
Les Nouveaux Caractères, dir. Sébastien d’Hérin
Circé
Tragédie en musique en un prologue et cinq actes d’Henry Desmarest sur un livret de Louise-Geneviève Gillot de Saintonge, créé à Paris en 1694.
Version de concert du 11 janvier 2022, Opéra Royal de Versailles