Certains attendaient Anna Netrebko qui devait assurer plusieurs des représentations scaligères d’Adriana Lecouvreur… À l’écoute des rappels multiples devant le rideau rouge et mythique du Teatro alla Scala, c’est Maria Agresta qui remporte un triomphe personnel d’envergure, à la mesure de celle qui est aujourd’hui la digne héritière de l’immense Raina Kabaivanska.
L’émotion palpitante de la première salle d’Italie retenant son souffle sur les dernières notes de « Poveri fiori », l’air crépusculaire d’Adriana au dernier acte de l’opéra de Francesco Cilea, avant le tonnerre d’applaudissements qui suivra, fait d’ores et déjà partie des plus grands moments de la carrière du lyricophile et chroniqueur qui écrit ses lignes.
Une production certes bien connue mais qui demeure d’un charme inaltérable
Bien connue des globe-trotteurs de l’art lyrique, déjà applaudie ou visionnée sur les scènes du Covent Garden, du Liceu (avec une si émouvante Daniela Dessì), du Staatsoper de Vienne, de l’Opéra de Paris, du Met ou encore du San Francisco Lyric Opera, gravée en DVD, la célébrissime production signée David Mc Vicar continue donc sa route glorieuse, à Milan désormais, ville de la création de l’ouvrage (au Teatro Lirico le 6 novembre 1902 avec Caruso en Maurizio !) et permet, une fois de plus, à quelques-uns des interprètes les plus courus du moment de s’y sentir parfaitement à leur aise. C’est d’ailleurs peut-être à cela que l’on reconnaît une belle production !
Sous le regard bienveillant du buste de Molière, toujours placé à l’avant-scène pendant le premier acte au foyer de la Comédie-Française, la scénographie tournante de Charles Edwards demeure aussi efficace, jouant avec brio la carte du théâtre dans le théâtre et donnant ainsi aux jeux de l’amour et du hasard, si prisés au siècle des Lumières, leur double dimension comique et tragique. On ne s’était d’ailleurs jamais autant aperçu combien cette production, qui permet à l’œil de demeurer dans une sorte de régal permanent grâce à la somptuosité des costumes d’époque signés Brigitte Reiffenstuel, souligne finalement, de façon intemporelle, les vanités et les bassesses du monde, dans un message à la fois plein d’humanité et d’amertume, s’inscrivant par là dans ce que nous disait déjà l’incontournable Prologue d’I Pagliacci, manifeste du Vérisme musical. Les ouvrages de la « Giovane Scuola » (« Jeune Ecole »), à l’esthétique si diverse, ne sont donc pas pour autant, on le voit, dépourvus de points communs et plus que jamais l’importance, dans cette production, de Michonnet, administrateur de scène, amoureux de la muse et observateur désabusé du monde tel qu’il va, s’exprime avec une humanité bouleversante.
Authentique maestro concertatore e di canto pour orchestre somptueux
Est-il besoin d’écrire que l’orchestre de la Scala donne, dans ce répertoire, à la notion de phalange de théâtre ses plus belles lettres de noblesse ? Toute la partition d’Adriana Lecouvreur est un enivrant enchevêtrement de motifs développant un discours musical tour à tour intimiste et chambriste, mettant en valeur le violon solo ou le cor anglais, mais pouvant brutalement basculer dans un lyrisme pathétique où tout l’orchestre incarne la passion voire la sauvagerie de certains personnages. Perlée de ces clairs-obscurs et de ces sonorités crépusculaires qui plongent l’auditeur dans une atmosphère musicale fin-de-siècle, la partition du délicat Cilea prend soudain, sous la baguette passionnante du milanais Giampaolo Bisanti – déjà applaudi à Monaco cette saison dans une Madama Butterfly électrisante, et qui vient d’être nommé directeur musical de l’Opéra Royal de Wallonie-Liège – des couleurs crépusculaires qui, dans le prélude du dernier acte en particulier, nous font voyager du côté de Mahler. Loin pourtant de ne s’occuper que de l’orchestre, le maestro est également aux petits soins avec le plateau vocal, donnant toutes les attaques aux interprètes et permettant à ces derniers, même dans les moments où le volume sonore est à son climax (affrontement d’Adriana et de la principessa de Bouillon au II, fin de l’acte III), de demeurer audibles.
Un plateau vocal de la plus belle facture
C’est souvent une constante des ouvrages dits « véristes » que de donner une importance non négligeable aux seconds rôles ou, plus exactement, à des personnages de composition : Adriana Lecouvreur ne fait pas exception à la règle et quand, de plus, c’est dans une maison de l’envergure de la Scala que l’ouvrage se donne, on n’est guère étonné d’entendre dans les rôles des comédiens de la Maison de Molière des acteurs-chanteurs aussi bien campés que la Mademoiselle Jouvenot de Caterina Sala, la Dangeville de Svetlina Stoyanova, les Quinault et Poisson de Costantino Finucci et Francesco Pittari . Avec de tels artistes, tous à l’orée probable d’une belle carrière, le quatuor du dernier acte devient tout simplement un moment en pleine lumière.
Avec le brio qu’on leur connaissait déjà, Alessandro Spina (le prince de Bouillon) et Carlo Bosi (l’abbé de Chazeuil) sont, de même, d’authentiques personnages et imposent leurs présences scénique et vocale dès l’entrée en scène.
Entendre et voir le grand Ambrogio Maestri en Michonnet, un rôle qui, chez ce Falstaff d’anthologie, aura particulièrement marqué sa carrière (il l’a d’ailleurs gravé en DVD) était en soi une bonne nouvelle pour le lyricophile. Lors de la soirée à laquelle nous avons assisté, le baryton lombard était dans une forme vocale étonnante, sa voix sonore se projetant merveilleusement dans son air « Ecco il monologo… » et sa vision du personnage, si émouvante d’humanité, déclenchant un légitime tonnerre d’applaudissements.
Immense succès à l’applaudimètre également pour la princesse de Bouillon de la mezzo roumaine Judit Kutasi, déjà remarquée en Laura de La Gioconda à Toulouse. Avec elle, la tension de la salle monte de plusieurs crans et certains voisins de fauteuil n’hésitent pas, à juste titre selon nous, à la comparer à Fiorenza Cossotto, mémorable principessa sur cette même scène ! Dès son air d’entrée « Acerba voluta », on sait que l’on est face à une voix immense, aux couleurs capiteuses, au grave sonore et aux aigus qui vous dardent la peau. Ce qui suivra, tout au long d’une soirée électrisante tant dans le duo avec Maurizio que dans l’affrontement avec Adriana, ne démentira pas l’impression initiale. Oui… Cossotto…
L’évolution vocale de Yusif Eyvazov ne peut, en toute objectivité, que forcer le respect tant le ténor azerbaïdjanais n’aura eu de cesse, ces dernières années, de travailler une technique qui, en dépit d’un timbre pas forcément séduisant à première écoute, lui permet des prises de risque couronnées de succès, n’hésitant pas à émettre sur le souffle certaines notes, à styliser les diminuendi de son air « L’anima ho stanca » (une leçon de beau chant) tout en donnant à entendre une véritable voix de ténor spinto faite pour de tels emplois. On attend d’ores et déjà avec impatience son Des Grieux dans quelques semaines à Monaco.
Maria Agresta, humble servante du génie créateur…
Mais c’est, on l’aura compris, l’incarnation de Maria Agresta qui aura placé cette soirée sous les auspices de la muse Melpomène et pas simplement parce qu’Adriana, dans son délire final, y fait allusion (« Scostatevi profani ! Melpòmene son io ! »).
Dès l’extrait de la tirade de Bajazet (« Del sultano Amuratte m’arrendo all’imper… »), récitée sans effet grandiloquent en entrant en scène, Maria Agresta se place parmi les détentrices du rôle qui situent le personnage comme une femme simple, qui côtoie certes les Grands de ce monde mais demeure, comme elle le chante d’emblée, « l’humble servante du Génie créateur ». Ici, on le sait, l’art des « clair-obscur » est tout et l’interprète doit à la fois faire sentir que la puissance vocale est là mais qu’elle ne s’exprime qu’en infinie retenue. Après cet air d’entrée, on sait très vite que « la » Agresta nous prodiguera maints exemples de ce mélange indéfinissable de technique et de dons naturels jusqu’à un dernier acte d’anthologie où tant les « Poveri fiori » – qui s’achèvent sur un « tutto è finito ! » au vérisme jamais outrancier – que le déchirant « Ecco la luce » s’inscrivent dans les meilleurs moments de la carrière de cette si belle artiste.
Maria Agresta connaît bien sûr l’impact mémoriel sur le public scaligère que peut avoir le monologue de Phèdre lors de l’acte chez le prince de Bouillon. Sans jamais vouloir imiter ses illustres devancières – surtout en ces lieux ! – l’interprète sait parfaitement ici ménager l’intensité de cette scène mélangeant classicisme tragique et esprit de vengeance mélodramatique, face à une princesse de Bouillon ulcérée, et est bouleversante de réalisme – sans pathos inutile puisque tout est dans la partition ! – dans la prononciation des mots accompagnant sa sortie du palais Bouillon : « Chiedo in bontà di ritirarmi ! ». Un très grand moment de théâtre musical.
La sincérité authentique de cette incarnation qui fera date ne peut bien évidemment placer Maria Agresta que sur les traces de son illustre maestra, la grande Raina Kaibavanska, présente dans la salle et qui, plus tard dans la soirée, ne nous cachait pas son admiration évidente pour l’une de ses épigones les plus douées.
Brava Maria !
Raina Kabaivanska - lo son l'umile ancella (Adriana Lecouvreur, Sofia, 1988)
Adriana Lecouvreur : Maria Agresta
La princesse de Bouillon : Judit Kutasi
Mademoiselle Jouvenot : Caterina Sala
Mademoiselle Dangeville : Svetlina Stoyanova
Maurizio di Sassonia : Yusif Eyvazov
Michonnet : Ambrogio Maestrio
Le prince de Bouillon : Alessandro Spina
L’abbé de Chazeuil : Carlo Bosi
Quinault : Costantino Finucci
Poisson : Francesco Pittari
Chœur et orchestre du Teatro alla Scala , dir. Giampaolo Bisanti
Mise en scène : David Mc Vicar
Décors :! Charles Edwards
Costumes : Brigitte Reiffenstuel
Lumières : Adam Silverman Chorégraphie : Andrew George
Adriana Lecouvreur
Comédie dramatique en quatre actes de Francesco Cilea (1866-1950), livret d’Arturo Colautti d’après la pièce homonyme d’Eugène Scribe et Ernest-Wilfried Legouvé, créée au Teatro Lirico, Milan, le 6 novembre 1902.
Représentation du 12 mars 2022, Teatro alla Scala, Milan.