Les concerts « Vous trouvez ça classique ? » ont avant tout pour mission d’aider le public tenté par la musique dite « classique » mais hésitant à franchir le cap du concert live (peur de ne pas «comprendre» ? de s’ennuyer ? de ne pas posséder les codes, artistiques ou sociaux ?), à pousser la porte des salles de concert, sachant qu’il ne sera pas livré à lui-même face à un chef-d’œuvre du répertoire peut-être impressionnant pour le néophyte, mais qu’il sera au contraire accompagné pas à pas dans sa découverte de l’œuvre par des professionnels aguerris. Quels meilleurs guides, pour ce faire, que l’ensemble Appasionato et Mathieu Herzog ? Le chef français, qui fait montre d’une pédagogie dénuée d’austérité comme de cuistrerie, aborde, entre les morceaux interprétés, des notions relevant aussi bien de la science musicale (les musiciens de l’orchestre donnent au public, à sa demande, un exemple de seconde diminuée, de chromatisme, de trémolo,…) que de la culture générale ou de l’histoire de la musique. L’intrigue de Carmen, puisque c’est le chef-d’œuvre de Bizet qui est ce jour-là présenté au public, est également résumée dans ses grands traits, les personnages efficacement caractérisés, et le chef va même jusqu’à faire chanter le public pendant les couplets d’Escamillo, proposés non pas à l’acte II de l’opéra mais… en bis ! La démarche est plaisante, intéressante, utile, et surtout visiblement appréciée du public, venu nombreux !
Sur le plan artistique, on ne se moque pas du public : ce n’est pas parce que les spectateurs ne sont pas (a priori) ceux qui fréquentent habituellement le plus les salles de concert qu’on leur propose une Carmen « au rabais », et les artistes ont tous de sérieux atouts à faire valoir !
C’est toujours un plaisir de retrouver l’ensemble Appasionato, précis, enthousiaste, dont la complicité avec le chef semble évidente. Mathieu Herzog défend la partition de Bizet avec une belle énergie, même si quelques flottements rythmiques se sont fait entendre ici ou là (heureusement toujours habilement rattrapés) ; certains tempos auraient par ailleurs gagné à être un peu plus vifs (dans le duo José/Micaëla notamment, ou encore le fameux quintette du II, un peu trop sage…). La distribution permet quant à elle d’entendre de jeunes chanteurs tantôt prometteurs, tantôt déjà lancés dans une belle carrière. Carmen n’est pas une prise de rôle pour Adèle Charvet : elle a déjà interprété le rôle avec succès à Bordeaux en juin 2021, et chantait encore la célèbre Habanera dans le spectacle consacré à Maria Callas présenté sur la scène du Palais Garnier en septembre dernier. La jeune mezzo évite soigneusement, dans son interprétation de la gitane, toute vulgarité et tout effet racoleur : elle privilégie la noblesse de la ligne de chant et la musicalité (la habanera est superbement phrasée et nuancée), se permettant juste quelques graves très légèrement poitrinés pour conférer à certaines répliques une raucité tout à fait bienvenue. Diego Godoy, récemment entendu dans le Rigoletto jeune public au TCE et dans les Due Foscari de la salle Gaveau, impressionne en Don José par l’ampleur de ses moyens et son engagement, de même que par une belle capacité à nuancer – dont il devrait nous semble-t-il tirer plus encore profit, surtout dans une œuvre ressortissant au genre de l’opéra-comique. Jeanne Gérard (qui elle aussi participait au Rigoletto du TCE) est une Micaëla à la voix fraîche et efficacement projetée, dont l’incarnation contraste heureusement avec celle de Carmen. Elle aussi fait preuve d’un bel engagement, notamment dans son air du III où des répliques telles que « Je parlerai haut devant elle », lancées avec force, contribuent à faire de Micaëla autre chose qu’une simple oie blanche et confèrent au personnage une épaisseur dramatique bienvenue. (Et merci d’avoir supprimé le portamento qu’une mauvaise tradition a plus ou moins imposé sur le dernier « Seigneur » par lequel l’air s’achève !) Impeccables, les interventions d’Amélie Raison (Frasquita), Éléonore Pancrazi (Mercedes), Sergio Villegas-Galvain (Dancaïre et Toreador) et Arnaud Rostin-Magnin (Remendado), qui constituent une équipe à la fois équilibrée et soudée.
Seule petite ombre au tableau : le programme, visiblement conçu un peu rapidement, n’indique pas le nom des interprètes (!), orthographie le nom du torero « Esquamillo », et cite Isolde ou Salomé après avoir défini la tessiture de soprano comme « une voix très agile dans l’aigu, capable de vocalises complexes »…
Adèle Charvet Carmen
Jeanne Gérard Micaëla
Diego Godoy Don José
Amélie Raison Frasquita
Éléonore Pancrazi Mercedes
Sergio Villegas-Galvain Dancaïre et Toreador
Arnaud Rostin-Magnin Remendado
Appassionato
Mathieu Herzog direction musicale
Carmen (extraits)
Opéra-comique en quatre actes
Musique de Georges Bizet (1838-1875)
Livret d’Henri Meilhac et Ludovic Halévy d’après Prosper Mérimée
Créé le 3 mars 1875 à l’Opéra-Comique à Paris
La Seine Musicale, Boulogne-Billancourt
Concert du samedi 19 mars 2022, 18h