Pesaro aime Graham Vick. Après Guillaume Tell en 2013, le metteur en scène britannique est revenu au Rossini Opera Festival pour Semiramide en 2019. La question se pose alors : Graham Vick aime-t-il Rossini ? Rien n’est moins sûr, et si le sujet même du testament rossinien avait de quoi l’inspirer, il n’est pas certain que l’opéra bien antérieur, inspiré de Voltaire, lui ait également réussi. On peut même se demander si Graham Vick, qui a livré de si admirables spectacles dans les années 1990 (Mitridate à Londres en 1991, King Arthur au Châtelet en 1995, Peter Grimes à Bastille en 2001), ne s’est pas un peu essoufflé ces derniers temps. En effet, par certains côtés, cette Semiramide ressemble fort à un ramassis de tous les clichés branchouilles qui traînent depuis un moment sur les scènes lyriques, sans grand souci de cohérence.
Pour donner à l’œuvre un petit côté freudien, et pour meubler une scène particulièrement large, on souligne les deux obsessions qui s’affrontent dans le livret : le fils perdu pour l’héroïne, le père perdu pour Arsace. Ninus, époux défunt de la reine, est omniprésent sous la forme de deux gigantesques yeux de vieillards qui occupent tout le fond du décor, et lorsque son spectre apparaît, Sémiramis doit aller s’asseoir sur ses genoux ; quant au fils disparu, il est évoqué par un lit d’enfant placé sur une plate-forme à droite de l’orchestre, lit occupé par un petit garçon pendant le premier tableau, par les bébés que tiennent les membres du chœur pendant « Bel raggio lusinghier », et surtout par un immense ours en peluche bleu, sans oublier le coffre à jouets, également bleu ciel, que traîne Arsace lors de sa première entrée en scène.
Pour pimenter l’œuvre d’un petit côté sulfureux, on évite avec soin de faire d’Arsace un personnage masculin, d’où un parfum de saphisme lorsque Sémiramis lui fait des avances. Pour montrer que ladite Sémiramis est une femme « qui en a », on la voit d’un geste plein d’élégance empoigner l’entrejambe d’Assur pour se venger de ses provocations. Comme elle, Arsace porte un tailleur-pantalon, mais comme elle aussi, Arsace porte des chaussures à hauts talons, puis laisse voir son soutien-gorge quand elle déboutonne sa veste. Le sublime duo « Alle più care immagini » tourne ici à la rigolade quand Arsace multiple les mimiques éberluées et vaguement dégoûtées alors que la reine lui met les mains un peu partout. On croirait Fritz écoutant la déclaration d’amour de la grande-duchesse de Gérolstein… Pour montrer que l’œuvre est intemporelle, on mélange allègrement une certaine modernité internationale (costumes de notre époque pour la plupart des personnages) et des tenues renvoyant à des cultures plus éloignées dans le temps où l’espace : Azema couverte de voiles de dentelle comme une Vierge Marie pour procession espagnole, les personnages masculins ayant d’abord le visage maquillé aux couleurs de leur drapeau national, Idreno arborant une tenue indienne traditionnelle, l’Inde ayant aussi fourni ses sadhus en guise de mages autour du grand-prêtre Oroès. Et pour montrer que la barbarie se niche au cœur de la civilisation, les prêtres du dernier acte se barbouillent rituellement la poitrine et le visage de peinture rouge…
Heureusement, l’oreille est plus gâtée, principalement par l’orchestre. Michele Mariotti transfigure littéralement une partition souvent alourdie par des interprétations routinières (il suffira pour s’en assurer de comparer avec une autre des versions captées récemment ailleurs et disponibles sur YouTube). On a l’impression d’entendre chaque instrument à l’intérieur de l’ensemble, chaque phrase, chaque trait écrit, tous les détails étant mis en valeur sans que cela soit au détriment de l’effet général, bien au contraire. Ainsi dirigée, l’ultime œuvre conçue par Rossini pour l’Italie brille de tout son éclat. Dommage que le chœur, très souvent présent, ne se situe pas vraiment au même niveau, avec des pupitres féminins qui semblent parfois bien verts, à la limite de la justesse.
Dernière œuvre dédiée à son épouse Isabella Colbran, dont il fallait masquer le déclin vocal, Semiramide n’en appelle pas moins une interprète capable de donner tout son relief au rôle-titre. Avec Salomé Jicia, le festival de Pesaro a fait appel à une soprano dotée d’un réel mordant dans le grave, mais dont l’aigu n’est pas toujours aussi épanoui qu’on pourrait le souhaiter. Heureusement, sa voix se marie fort bien au timbre pulpeux de Varduhi Abrahamyan, Arsace opulent et pour qui tout semble couler de source. Pourquoi la mezzo ne se consacre-t-elle pas davantage à ce répertoire, au milieu de multiplier les Carmen ici et là ? Nahuel di Pierro, qui a ensuite retrouvé Salomé Jicia dans Semiramide à Nancy, est un Assur de haut vol, aux graves superbes, dont on regrettera seulement que la vocalisation ne soit pas toujours aussi nette qu’on l’aimerait. Habitué de Pesaro, Antonino Siragusa maîtrise parfaitement la virtuosité rossinienne, même si les couleurs de sa voix ne sont pas des plus agréables, surtout dans l’extrême aigu. Les autres personnages sont moins sollicités ; aux côtés d’une Azema tout à fait correcte, on entend un Oroe dont les notes les plus basses sont peu sonores, et un Mitrane qui ressemble à une caricature de comprimario.
Semiramide Salomé Jicia
Arsace Varduhi Abrahamyan
Assur Nahuel di Pierro
Idreno Antonino Siragusa
Azema Martiniana Antonie
Oroe Carlo Cigni
Mitrane Alessandro Luciano
Ombra di Nino Sergey Artamonov
Chœur du Théâtre Ventidio Basso, Orchestre symphonique national de la RAI, dir. Michele Mariotti
Mise en scène Graham Vick
Semiramide
Opéra en deux actes de Rossini, livret de Gaetano Rossi, créé le 3 février 1823 à Venise (La Fenice)
Production du festival de Pesaro (2019)