Organisé à l’initiative des pianistes Nicolas Bringuier et Olga Monakh, ce concert aura constitué un instant suspendu d’humanisme et d’amour envers le peuple ukrainien.
Salle pleine à craquer du parterre au Paradis comme Bertrand Rossi, en sa qualité de maître de maison, le rappelle dans son propos d’introduction. Salle également en totale connexion avec des solistes exceptionnels, comme en aura témoigné la qualité d’écoute d’un public niçois décidément mélomane.
Une histoire d’amitiés….
Comme le précise d’emblée Nicolas Bringuier, s’il n’y a pas de programme de salle pour ce concert, c’est avant tout parce que nombre de ses participants expliqueront eux-mêmes, ce soir, au public le choix des œuvres présentées.
De fait, comme on pouvait s’en douter, l’émotion sera très vite palpable dans la salle : quand, par exemple, après les propos de situation mais sonnant toujours justes de l’adjointe aux relations internationales de la Ville, Olga Monakh – elle-même d’origine ukrainienne – rappelle la destruction du théâtre d’art dramatique de Marioupol ou quand Nicolas Bringuier précise les origines cosaques, et donc ukrainiennes, de Tchaïkovski, si prégnantes dans sa musique, en particulier dans le concerto pour piano et orchestre n°1 dont il a donné ici même, quelques semaines avant le début du conflit, une exécution mémorable.
Oui, ce soir à l’Opéra de Nice, la musique permet au public d’entrer en connexion avec un peuple. Autour du Steinway drapé dans les couleurs du drapeau ukrainien se succèdent ainsi quelques exemples particulièrement brillants de cette « longue chaîne de fraternité » de musiciens, si caractéristique dans l’histoire de cet art et qui, au fil de leurs études, rencontres et divers lieux de vie, ont pu être réunis par le couple organisateur.
Des solistes prestigieux
Que l’on en juge plutôt : Diana Tishchenko, née en Crimée, lauréate de plusieurs concours internationaux, se produit aujourd’hui dans les plus illustres salles d’Europe et sous la direction des plus grands chefs. En débutant le concert par l’une des plus poignantes pièces de la musique nationale ukrainienne, la mélodie pour violon et piano de Myroslav Skoryk, interprétée quelques semaines auparavant au Concertgebouw d’Amsterdam , la violoniste, déjà réputée pour son geste ample et sa forte personnalité, conquiert rapidement l’auditoire par sa capacité à imposer un climat , fait d’intensité dramatique et d’une infinie palette de nuances, un dénominateur souvent commun aux autres artistes qui vont se succéder. En deuxième partie, pendant les plus de 40 min. du Quintette pour piano et cordes en fa mineur de Brahms, il lui reviendra de participer avec bonheur à l’équilibre parfait de cette pièce, considérée à juste titre par Nicolas Bringuier comme l’un des sommets de la musique de chambre.
Seul artiste lyrique de la soirée, le baryton franco-ukrainien Volodymir Kapshuk est membre de l’atelier lyrique de l’Opéra National de Paris. Le choix d’un extrait d’Aleko, opéra trop peu donné de Rachmaninov d’après Pouchkine [1], à l’histoire d’amour trahi se terminant fort mal, permet de souligner l’importance souvent constante dans l’âme slave pour la nostalgie des amours perdues ou inabouties…et la violence qu’ils peuvent provoquer. Avec cet air, écrit par un Rachmaninov de 19 ans, puis avec d’autres mélodies tirées du répertoire national – d’Anatoly Kos-Anatolsky en particulier – ce jeune baryton à la projection adéquate et à la belle sensibilité, habitué de la Philharmonie de Berlin, rappelle avec émotion l’amour séculaire du chant chez le peuple ukrainien.
La présence de l’immense violoncelliste canadien Gary Hoffman aurait, dans un autre contexte, constitué un évènement en soi… et aura sans doute donné quelques belles futures idées à la direction de l’Opéra ! Avec lui, le lieu commun selon lequel un musicien ne fait qu’un avec son instrument, trouve tout son sens : tant dans la bouleversante Elégie de Fauré que dans le premier mouvement du Trio en la mineur op.50 de Tchaïkovski puis, en deuxième partie, dans le superbe Quintette pour piano et cordes en fa mineur de Brahms, la clarté des articulations mêlée à un sens de la projection parfait dans tous les registres n’a d’égale que la noblesse du geste. Quel beau moment que de voir ce musicien en action !
Découverte pour nous que le violoniste russe – mais vivant à Vienne – Boris Brovtsyn dont Nicolas Bringuier nous précise à juste titre l’ampleur de la discographie pour des labels tels que Decca, Onyx ou Naxos… À nouveau, le spectateur aura pu être frappé ici par un touché qui, comme par magie, crée un climat suspendu dans l’espace et le temps. On n’est, de fait, pas prêt d’oublier, alors que l’on écrit ces lignes, le regard, le sourire gourmand, le sourcil même de ce virtuose qui, dans le « Pezzo elegiaco » du Trio de Tchaïkovski bien sûr mais aussi dans le Quintette de Brahms, partage avec ses partenaires le goût de la rondeur et des sursauts fougueux.
Nommé « ambassadeur de la Paix » en Ukraine depuis 2015, le chef d’orchestre et altiste russe Alexander Zemtsov explique au public qu’il a, depuis ces dernières semaines, changé son nom en Gordon car la première lettre « Z » en est devenue désormais un symbole de soutien à la propagande russe dans sa guerre contre l’Ukraine. Sous son archet, on découvre une Epithaphe composée en 1999 par l’ukrainien Valentyn Sylvestrov en hommage à sa première épouse, décédée. Mêlant une atonalité non dépourvue de nostalgie, la transcription pour alto proposée ici nous fait ressentir la profondeur du tragique dans l’Histoire actuelle.
Le niçois Jonathan Benichou est l’un des trois pianistes de la soirée. Diplômé du CNSM de Paris, remarqué par Mstislav Rostropovitch, il a mené ses études musicales entre New-York, Moscou et Hambourg. Assez logiquement, puisqu’il l’a déjà enregistré pour un album salué par la critique, Jonathan Benichou choisit tout d’abord Alexandre Scriabine et son Poème tragique op.34 qui nous transporte dans un univers fait à la fois de délicatesse et de virtuosité, jamais gratuite pour cette dernière. Découverte pour nous que celle du compositeur ukrainien Viktor Kossenko (1896-1938), influencé d’ailleurs par Scriabine et Rachmaninov, et dont on entend le Poème Légende. Enfin, c’est pour les victimes de l’Ukraine que le compositeur Charly Mandon a composé Ukrainia Elégie op.31, pièce forte d’une émotion sans pathos que Jonathan Benichou donne ce soir pour la première fois.
Il revient à Olga Monakh d’assurer au piano toute la première partie, avec en particulier un très habité premier mouvement du Trio en la mineur de Tchaïkovski, dont il nous est rappelé qu’une partie a été composée en cette ville de Nice, à la mémoire de l’ami Nikolaï Rubinstein. Déjà associée à de nombreuses causes caritatives et organisatrice de multiples manifestations dans la région niçoise, la pianiste et pédagogue ne dissimule pas son émotion lorsqu’elle prend la parole pour évoquer l’important travail associatif qui est le sien et celui de beaucoup de personnes présentes dans la salle dans l’aide aux enfants ukrainiens en zones de guerre. C’est donc en particulier dans le « Pezzo elegiaco » du Trio en la mineur que l’on aura pu apprécier la manière dont Olga Monakh sait parfaitement ménager, parmi des cascades d’accords fiévreux, des moments de détente et de réflexion contemplative que son toucher suggère également à ses magnifiques compagnons de dialogue, Boris Brovtsyn et Gary Hoffman.
Cheval de bataille des musiciens de chambre, Nicolas Bringuier a un plaisir évident à partager le Quintette pour piano et cordes en fa mineur de Brahms qui vient clore en apothéose cette soirée bénie. Dans un programme qui donne la première place à la nostalgie du pays natal – Vaterland des romantiques ! -, cette œuvre protéiforme aux thèmes d’une beauté mélodique infinie permet à l’expression du pianiste de se faire tour à tour solennelle, légère, nerveuse voire carrément jubilatoire – le « Scherzo Allegro » est en cela un modèle ! – entraînant dans une sorte d’épiphanie musicale Diana Tishchenko, Boris Brovtsyn, Alexander Zemtsov et Gary Hoffman.
Même pour un seul instant, la musique ce soir, à Nice, semble pouvoir rendre son harmonie à la folie du monde.
[1] Et dont il convient également de noter qu’il inspira à Leoncavallo un opéra, Zingari, également injustement négligé… à l’exception du festival de Radio France Montpellier, il y a quelques années.
Boris Brovtsyn, violon
Diana Tishchenko, violon
Alexander Zemtsov, alto
Gary Hoffman, violoncelle
Jonathan Benichou, piano
Nicolas Bringuier, piano
Olga Monakh, piano
Volodymir Kapshuk, baryton
Mélodie pour violon et piano – Myroslav Skoryk
Air d’Aleko – Sergei Rachmaninov
Mélodie – Anatoly Kos-Anatolsky
Elégie – Gabriel Fauré
Poème tragique op.34 – Alexandre Scriabine
Poème Légende – Viktor Kossenko
Ukrainia Elégie op.31– Charly Mandon
Epithaphe – Valentyn Sylvestrov
Trio en la mineur op.50- Piotr Illitch Tchaïkovski
Quintette pour piano et cordes en fa mineur – Johannes Brahms
Opéra Nice Côte d’Azur, France
Concert du mardi 23 mars 2022, 20h00