L'ÎLE DU RÊVE : la fascination colonialiste pour Tahiti
Ce livre-disque de L’Île du rêve de Reynaldo Hahn (une première mondiale) est une réussite de plus à mettre au crédit du Palazzetto Bru Zane, grâce à une distribution vocale et une direction musicale au-dessus de tout éloge.
Représenter la Polynésie sur la scène lyrique en 1898
Certes, Le Mariage de Loti (1880) entretenait la confusion entre le documentaire et le roman, sous la plume de Pierre Loti narrant son séjour à Tahiti, colonie française depuis 1870. Au temps du colonialisme triomphant, l’exotisme polynésien du roman – pirogue, collier de fleurs et jeunes Maories – s’enrichissait d’annotations ethniques et de dessins préfigurant les carnets de voyage des navigateurs actuels. Pour le lectorat de la Belle Epoque, ses prises de position sur le contexte colonial paraissaient éclairées ou courageuses.
En 1891, Reynaldo Hahn, jeune vénézuélien adopté par l’intelligentsia parisienne (intime de Marcel Proust), n’en fit pas vraiment le choix pour composer son premier opéra à l’âge de 17 ans. Adopté du roman, le livret d’opéra de L’île du rêve fut un devoir de vacances proposé par Jules Massenet, professeur au Conservatoire, livret transmis par l’éditeur Georges Hartmann, co-librettiste. Au vu des succès littéraires de Loti et de l’appui de Massenet, l’opéra de Hahn, composé puis édité en 1897 (partition dédiée à Massenet), fut reçu à l’Opéra-Comique pour y être créé en 1898, sous la baguette d’André Messager. Comme les opéras de Massenet, les meilleurs interprètes incarnaient le couple des héros, soit la jeune polynésienne Mahénu (la soprano Julia Guiraudon, future Cendrillon de Massenet) et le jeune officier français (le ténor Edmond Clément). En outre, L’île du rêve s’inscrivait dans les succès pléthoriques du courant orientaliste, depuis Paul et Virginie de Kreutzer (1791) se déroulant sur l’île Maurice, d’après le célèbre roman de Bernardin de Saint-Pierre.
Le roman de l’officier de marine Loti transposait l’authentique relation que son frère aîné avait eu avec une jeune polynésienne. Cette union fut soldée par l’abandon de sa compagne lors du retour en métropole, sort douloureux de tant de femmes indigènes … Sans omettre celui de quelques héroïnes orientales d’opéra, de Lakmé à Madame Butterfly. Dans L’île du rêve, trois situations sont démarquées du récit de Loti et de la réalité sociale de l’occupation coloniale en Polynésie. La fascination européenne pour la nature et les femmes de Bora-Bora plane sur le premier acte, lorsque l’officier français Kerven en garnison est séduit par la jeune Mahénu, après avoir reçu le baptême de fleurs. L’action des missionnaires occidentaux (la conversion chrétienne des tahitiens s’est opérée depuis l’orée du XIXe siècle) abonde la situation du second acte. Celui-ci s’ouvre sur la déclamation du père de Mahénu (Taïrapa), pieux lecteur de l’Ancien Testament et se clôt sur la bénédiction qu’il accorde aux amants. Toutefois, cette gravité trouve une contrepartie bouffe dans le rôle du chinois Tsen-Lee, caricature du marchand ridicule et concupiscent. Enfin, la situation du troisième acte est déclenchée par le départ du vaisseau français et l’abandon des compagnes saisonnières par les officiers (Henri chante « là-bas les hyménées se suivent pleins de charme »). Cet abandon est un temps détourné par la tentative de Kerven : face à la douleur et à l’égarement de Mahénu, il lui propose de l’accompagner en France pour légaliser leur union matrimoniale. C’est au tour de la princesse Oréna (substitut de l’authentique reine tahitienne Pomaré IV ?) de dissuader sa sujette de suivre l’étranger car « Les fleurs de notre pays se fanent sur la terre d’exil et perdent leurs attraits. »
En 2020, cette intrigue pleinement ambiguë est loin de ressembler à une « idylle » (sous-titre de l’opéra) pour les publics du post-colonialisme. L’altérité ne s’inscrit pas dans les relations interethniques du roman ou de l’opéra. Ni la jeune polynésienne ni l’officier français ni le père converti à la religion du colonisateur, ni même le marchand chinois, ne parviennent à inverser le rapport dominant/dominé. Et la violence symbolique est même intériorisée par la princesse dans son acte autoritaire.
Une partition inventive et colorée
Si le livret accuse les fantasmes des colons prédateurs en Polynésie – et leur compassion dans le meilleur des cas – la partition de L’Ile du rêve est une pépite. Massenet, le mentor du compositeur, l’exprimait rétrospectivement : « Que la musique écrite par ce maître est pénétrante ! Comme elle a aussi le don de vous envelopper de ses chaudes caresses ! » (Mes souvenirs). En 2016, Rochefort (ville natale de Loti) puis le théâtre de l’Athénée-Jouvet en offraient un avant-goût avec une formation orchestrale réduite :
Mais c’est à Münich que la « recréation » de l’ouvrage a vu le jour en janvier 2020, avec le Münchener Rundfunkorchester. Sous les auspices du Centre de musique romantique française, le spectacle a judicieusement été couplé avec le présent enregistrement.
Dans L’Ile du rêve, le jeune compositeur invente un univers musical quasi onirique pour un opéra de format modeste (une heure d’écoute), cependant taillé en trois actes. Avant de devenir le mélodiste incomparable de la Belle Époque – L’Heure exquise
– Hahn développe un savoir-faire surprenant. Au fur et à mesure que les didascalies et les vers chantés peignent le milieu ambiant, il les suggère ou les caractérise par alchimie sonore, à la manière d’un Félicien David dans Lalla Rouckh. Loin de toute anthropologie, de tout symbolisme « à la Gauguin », son orchestration suggère un ailleurs énigmatique pour les 1er et 3e actes. Le premier acte se déroule au pied « de la cascade de Fatouana, un bassin d’eau vive entre les rochers tapissés de fougères et de rosiers du Bengale » et s’ouvre par une page d’emblée séduisante. Les flûtes enlacées sous les arpèges de harpe enserrent l’incantation soliste de la jeune polynésienne « Ô pays de Bora-Bora ! », poursuivie en antiphonie avec le chœur des compagnes. À l’apparition de la princesse, la matière sonore évoque les bruissements de la faune et de la flore paradisiaques, fluide évocation prolongée dans le solo de Mahénu « les chants d’oiseaux, les bercements plaintifs des flûtes de roseau ».
Le troisième acte nous transporte chez la princesse Oréna : « une véranda éclairée par des torchères et complètement ouverte sur une sorte de jardin enchanté dont les fonds se perdent dans la nuit […] sous un ciel étoilé où brille la Croix-du-Sud. » Ici, le chœur mixte en coulisse égrène un chant simple et homorythmique en langue polynésienne, « Tihi’ ura teie » (mais en ré majeur !). Repris plusieurs fois, il deviendra le marqueur mélodique et dramatique de la culture autochtone, au point de clôturer l’opéra dans une sorte de concertato.
Entre ces actes, la rupture de ton du second acte résonne de manière abrupte … et éclectique. Le long prélude orchestral développe en effet un fugato aux cordes dans le style sévère religieux du classicisme européen. Corrélée à la dramaturgie, cette écriture qualifie la ferveur de « plusieurs vieillards tahitiens lisant la Bible » dans la case du père de Mahénu. Là encore, ce thème devient un motif de rappel qui circule discrètement dans l’acte : une prémonition du destin douloureux de l’héroïne ?
Plus inventif que les librettistes, Hahn imprime des élans sincères dans l’écriture des trois duos d’amour. A raison d’un duo par acte, l’évolution de la relation amoureuse se dévoile. Le premier traduit le charme espiègle de la jeune Mahénu (16 ans) et l’ensorcellement de l’officier Kerven dans leur étreinte au crépuscule. On est sensible aux répliques dialoguées qui forment une sorte d’apprentissage de l’autre au sein du couple mixte. Le second duo suspend le temps de leurs amours, bien que la tragédie de la femme abandonnée (par le frère de Loti) projette son ombre sur leur passion. Le dernier duo est évidemment le plus déchirant. Au cri projeté par Mahénu apprenant le départ de son amant pour la France, succède des accents brisés de douleur, puis le rappel de leurs voluptueuses étreintes avant le seul épisode fusionnel de leur duo (les deux voix simultanées). Cette vocalité de Mahénu tendrait à en faire une petite sœur de Thaïs …
Sortilèges de l’interprétation
Cet enregistrement de la prestigieuse collection « Opéra français » du Palazzetto Bru Zane est une première mondiale. Comme chaque opus de la collection, l’exigence artistique donne ses chances à une œuvre inédite et comble les amateurs lyriques curieux d’élargir leur horizon. Le livret accompagnant le CD y contribue d’ailleurs puisqu’il contient des sources pour contextualiser la réception de l’opéra autour de 1900, ainsi qu’un excellent article de Vincent Giroud, musicologue, démontant la fabrique de l’opéra.
L’exigence artistique se manifeste dans la distribution vocale et la direction musicale d’Hervé Niquet. Son Chœur du Concert Spirituel contribue à l’expressivité de l’œuvre, tout comme la cohérence de l’orchestre munichois dont la prise de son restitue une belle présence (flûtes et harpe magnifiées).
Dès l’invocation inaugurale, la soprano Hélène Guilmette (Mahénu) est frémissante d’émotion. La souplesse de son legato, la splendeur des aigus limpides enivrent l’auditeur. Lors de l’ultime scène de la séparation, son engagement dramatique marque l’évolution psychologique de la jeune Maorie de manière convaincante. Alors qu’elle tresse un Réva-réva pour l’amant qui doit partir, elle déplore « Demain tu partiras, / Demain, je vais mourir ! » Tout aussi ardent dans les duos d’amour et dans seul air (« Ne plus te voir, ô ma petite case »), le ténor Cyrille Dubois (Kerven, dit Loti) tire bénéfice de ses précédents enregistrements de mélodie française pour délivrer une exquise diction. Sa sincérité éclate lors du revirement, proposant à sa compagne de le suivre pour devenir « mon épouse devant les hommes, devant Dieu ».
La mezzo Anaïk Morel (Oréna) incarne avec prestance le rôle de la princesse, tantôt voluptueuse lorsqu’elle présente ses compagnes, « tout un essaim d’oiseaux » (1er acte), tantôt royale lorsqu’elle dissuade Mahénu de partir sur le vaisseau français. Le baryton Artavazd Sargsyan (Tsen-Leen) livre une composition savoureuse du rôle du marchand chinois. Sa prestation du second acte est caricaturale à souhait (voir son exclamation en voix de tête « Amour ! chose bénie ! » ) sous le motif orchestral sautillant qui le caractérise depuis le 1er acte. Si la déclamation néoclassique de la basse Thomas Dolié (Taïrapa, père de Mahénu) est soignée (2e acte), son engagement semble en retrait. Ce n’est pas le cas pour le rôle de Téria (la jeune tahitienne déjà abandonnée), auquel Ludivine Gombert confère dignité et épaisseur dramatique lors de son unique apparition.
Vous l’aurez deviné, « l’idylle polynésienne » semble un sous-titre cynique pour ce drame condensé. En revanche, l’idylle est bien celle des auditeurs.trices de ce CD, découvrant les sortilèges d’une partition vibrante par la grâce des interprètes.
P.S. : pour une vision panoramique sur l’œuvre du compositeur, consulter Reynaldo Hahn. Un éclectique en musique, sous la direction de Philippe Blay, Actes Sud /Palazetto Bru Zane, 2015.
1 commentaire
Approche intéressante et sensible pour une œuvre d’un compositeur qui m’ est plus connu par sa familiarité avec Proust que par sa musique, du moins quand il s’agit d’un opéra. Merci pour cette découverte que j’essaierai de prolonger par l’écoute de l’œuvre dans son entier.