L’Opéra National de Bordeaux célèbre le printemps en servant au public un excellent cru de L'Élixir d’amour.
Absent de la scène bordelaise depuis plusieurs saisons, le romantisme belcantiste effectue son retour au Grand-Théâtre dans une production bucolique et bien-chantante du chef d’œuvre bouffe de Donizetti.
Au ras des pâquerettes
Dans l’agitation d’un temps médiatique saturé d’actualités anxiogènes, il est particulièrement réconfortant de voir à l’affiche du Grand-Théâtre de Bordeaux un titre aussi léger et consensuel que L’Élixir d’amour de Gaetano Donizetti. Mieux connu pour ses drames historisants adaptés de la littérature gothique anglaise, le cygne de Bergame excellait aussi dans la veine buffa et nous a laissé plusieurs partitions d’inspiration rossinienne. Avec Don Pasquale, L’Élixir d’amour est le melodramma giocoso le plus abouti de Donizetti et probablement l’un de ses opéras les plus interprétés.
La production présentée à Bordeaux ce printemps a déjà fait ses preuves. Créée par le metteur en scène vénitien Adriano Sinivia il y a une dizaine d’années pour l’opéra de Lausanne, elle a depuis tourné à Monte-Carlo, à Tours et à Pampelune avant de faire escale aujourd’hui sur la scène aquitaine. Elle sera également reprise en juillet prochain aux Chorégies d’Orange, avec René Barbera et Pretty Yende. Son succès réside incontestablement dans une italianité écrasée de soleil dont le spectateur fait l’expérience dès son entrée dans la salle du Grand-Théâtre au milieu de la cymbalisation des cigales. En préambule au spectacle, une animation vidéo au trait volontairement naïf campe le décor et nous immerge au ras du sol, dans les collines d’Émilie ou de Toscane, dans un champ de blé et de coquelicots. C’est là que vivent au milieu des épis, près d’une grande roue de tracteur qui leur sert de grenier à grains, des créatures lilliputiennes aux mœurs simples. Un corbeau passant dans le ciel suffit à les effrayer ; un bonimenteur leur faisant l’article d’une jouvence miraculeuse réveille immédiatement en eux une joie primitive et un instinct grégaire. Il y a dans l’univers imaginé par Adriano Sinivia à la fois du conte philosophique de Jonathan Swift et un peu de l’imagerie enfantine du monde des Minimoys de Luc Besson. Le décor unique conçu par Christian Taraborrelli s’apprécie comme les planches coloriées d’un album de pop-up, baigné par les éclairages changeants de Fabrice Kebour. Au second acte, la guirlande foraine et ses halos de couleurs contribuent au passage de la farce à une forme d’introspection des sentiments soudain plus dramatique.
Le principal mérite de la mise en scène d’Adriano Sinivia est de parler indifféremment aux adultes comme au jeune public sans rien trahir de la fable rurale imaginée par Donizetti. Jamais elle ne fait dire à l’Élixir d’amour autre chose que ce que contient son livret et seuls les esprits chagrins auront la vergogne d’y voir de la mièvrerie ou du simplisme. Quelques jolies trouvailles montrent au contraire que le dramaturge a interrogé l’œuvre jusqu’à en faire naitre de purs moments poétiques : on retiendra notamment la chorégraphie chamanique sur le chœur « Elisir di si perfetta, di si rara qualità», l’idée de déchainer un orage à l’unisson du chagrin de Nemorino sur le final du 1er acte « Fra lieti concenti », le théâtre d’ombres venant illustrer la barcarolle « Io son rico e tu sei bella » et, surtout, le joli moment onirique où, dans une semi pénombre, Nemorino chante « Una furtiva lagrima » assis en tailleur à l’avant-scène et tenant dans ses bras la bulle jaune d’une grosse ampoule de guirlande.
Il a de la cuisse, il est gouleyant
Confié à la baguette de Nil Venditti, jeune cheffe italo-turque d’à peine 26 ans, l’Orchestre National Bordeaux Aquitaine est à l’unisson de la fable colorée présentée sur scène. Très sollicités par l’orchestration de Donizetti, les cors, trompettes, trombones et timbales sonnent étonnamment rustiques et restituent dans la fosse les accents sympathiques et débraillés d’une fanfare de village. La cheffe réussit par ailleurs à fouetter son orchestre et à entrainer avec elle tous les pupitres dans des tempi effrénés. Là réside en effet la difficulté d’interpréter la musique bouffe du premier ottocento : Nil Venditti s’en joue et réussit le petit miracle nécessaire d’infuser la folie à toute sa phalange sans jamais confondre vitesse et précipitation. Stylistiquement, sa direction d’orchestre montre déjà tant de maturité qu’on est impatient de l’entendre dans un répertoire plus sombre. L’Opéra National de Bordeaux serait bien inspiré de l’inviter à diriger Lucia ou l’une des reines Tudor…
Sur scène, la totalité de la distribution semble avoir bu de cet élixir qui désinhibe les comportements et réchauffe les gosiers, à commencer par la soprano sud-africaine Golda Schultz qui campe une Adina bien éloignée de la riche propriétaire foncière du livret de Felice Romani. Plus cheffe de tribu que bas-bleus, l’artiste affiche d’emblée un vrai tempérament et peut compter sur l’ambitus de son timbre corsé pour survoler toutes les difficultés de son rôle. Du style belcantiste, Golda Schultz maitrise en effet tous les codes : les vocalises sont précises et la longueur du souffle permet de tenir les notes aiguës de manière bravache. En plus d’une belle musicalité, la jeune femme a aussi à faire valoir de vrais talents de comédienne qui lui permettent d’être tantôt mutine (« Vedete di quest’uomini »), tantôt élégiaque (« Chiedi al rio ») voire délicieusement séductrice lorsque, lavant ses bras nus dans l’eau fraiche, elle chante à Nemorino « Spezzar vorria lo stolido ». Friand de ce genre de show-woman capable d’impressionner le soir d’une importante prise de rôle, le public new-yorkais du Metropolitan Opera devrait lui faire un triomphe lorsqu’elle s’y produira en fin de saison dans The Rake’s Progress.
Après l’avoir chanté à Toulouse, le ténor français Kévin Amiel propose au public bordelais un Nemorino tendre et gaffeur. S’il manque encore au timbre du jeune artiste une véritable identité vocale, l’engagement est sincère et permet de dessiner un personnage plus lunaire que benêt. Dans la belle tradition des tenore di grazia, Kévin Amiel chante sur le souffle, ose des pianissimi de velours et donne à entendre une morbidezza à laquelle il est difficile de ne pas succomber. Très attendu au second acte au moment du tubesque « Una furtiva lagrima », le jeune homme en délivre une interprétation sobre et intériorisée mais prive ainsi le public d’une reprise ornée dans laquelle il aurait cependant de beaux atouts à faire valoir.
En Dulcamara grimé d’une longue perruque blanche qui lui donne des faux-airs de Panoramix, le druide distillateur de la potion magique d’Astérix, Giorgio Caoduro apporte à cette production la caution d’un artiste italien particulièrement rôdé aux techniques du bel canto. Héritier de Giuseppe Taddei et de Enzo Dara, le baryton originaire du Frioul n’ignore rien de l’art des voix graves rompues aux coloratures et impose un personnage de charlatan charmeur qui met définitivement le public bordelais dans sa poche lorsqu’il confesse en aparté que « E bordo, non elisir ».
Moins idiomatique que Giorgio Caoduro, le baryton australien Samuel Dale Johnson apporte au personnage du sergent Belcore sa silhouette de Scaramouche et un joli timbre à l’airain brillant. Comme le reste de la distribution, le jeune artiste laisse transparaitre son plaisir d’être en scène et l’on en vient à regretter que son rôle se limite à deux scènes tant il paraît à l’aise dans ce personnage de spadassin séducteur et sûr de lui. En duo avec Kévin Amiel dans « Venti scudi », Samuel Dale Johnson montre lui aussi qu’il maîtrise la grammaire belcantiste et qu’il a dans le gosier des notes aiguës du plus beau métal.
Sandrine Buendia enfin est une Gianetta pétillante dont le timbre de soprano surnage aisément dans les ensembles du 1er acte. Le Chœur de l’Opéra National de Bordeaux, un peu lent et malhabile dans ses déplacements, offre en revanche une belle homogénéité des timbres de voix, les femmes se taillant la part du lion dans la charmante scène du 2ème acte « Sarà possibile ».
Au rideau final, le public bordelais – habitué aux meilleurs crus – a réservé un accueil enthousiaste à cet Élixir d’amour frais et rassénérant. Deux distributions assureront en alternance les huit représentations de ce spectacle ; dans la seconde, nul doute que Catherine Trottmann ait beaucoup à apporter au personnage d’Adina.
Adina : Golda Schultz
Nemorino : Kévin Amiel
Belcore : Samuel Dale Johnson
Dulcamara : Giorgio Caoduro
Gianetta : Sandrine Buendia
Orchestre National Bordeaux Aquitaine, dir. Nil Venditti
Chœur de l’Opéra National de Bordeaux, dir. Salvatore Caputo
Mise en scène : Adriano Sinivia
Décors : Christian Taraborrelli
Costumes : Enzo Iorio
Lumières : Fabrice Kebour
L’Elixir d’amour
Melodramma giocoso en deux actes de Gaetano Donizetti, livret de Felice Romani, créé à Milan le 12 mai 1832.
Représentation du vendredi 1er avril 2022, Grand-Théâtre, Bordeaux.