Une inoubliable réussite musicale, malgré une vision caricaturalement sordide du chef-d’œuvre de Janáček
Compositeur dont le talent principal n’était certes pas la précocité, Janáček a attendu l’âge de cinquante ans pour signer son premier grand opéra. Après la légende fantastique de Sarka (1888), il découvre le théâtre naturaliste de la dramaturge Gabriela Preissová dont il adapte Début d’une romance (1891), portrait d’une jeune paysanne tiraillée entre deux hommes de classes sociales opposées. Trois ans plus tard, Jenůfa, inspiré également par un pièce de Preissová, confirme cet intérêt pour la veine naturaliste mâtinée de régionalisme.
Et, aussi, pour les amours contrariées : celui que Jenufa, jeune paysanne, voue à Steva, le propriétaire du moulin où elle travaille ; celui de Laca, demi-frère de Steva, épris de la jeune femme, capable des sentiments les purs comme des gestes les plus fous. Ainsi, quand elle le rejette, il la balafre au visage d’un coup de couteau. Quelques mois plus tard, enceinte de Steva sans qu’il le sache, Jenufa accouche en secret, protégée par sa belle-mère Kostelnicka, figure d’autorité du village. Lorsque cette dernière comprend que Steva n’épousera jamais sa belle-fille défigurée et que le nouveau-né dissuaderait Laca de la demander en mariage, elle tue le bébé et annonce à l’amoureux éconduit qu’il peut prendre Jenufa pour femme. Les noces, qui se déroulent au dernier acte, sont interrompues par la découverte dans la rivière du cadavre de l’enfant, qui pousse Kostelnicka à avouer le meurtre devant tout le village. Mais le miracle s’accomplit : Jenufa lui accorde son pardon tandis que, loin de répudier la jeune femme comme elle le craignait, Laca lui redit son amour et son désir de vivre avec elle.
Après dix longues années de gestation chaotique, Jenufa sera achevée en 1903, dans des circonstances douloureuses puisque Janáček vient de perdre sa fille Olga – laquelle, sur son lit de mort, aura demandé à entendre la musique de cette tragique histoire d’infanticide… Dans ce contexte, rien d’étonnant à ce qu’il ait pu décrire sa nouvelle œuvre en ces termes : « J’ai voulu peindre en noir sur du noir. »
Le metteur en scène catalan Calixto Bieito avait-il en tête cette phrase quand il a conçu en 2007, pour l’Opéra de Stuttgart, la production reprise actuellement au Théâtre des Arts de Rouen ? À voir la couche de misérabilisme trash dont il a cru utile de surcharger ce drame aux ramifications – sociales, religieuses, politiques, familiales – complexes, on est en droit de se poser la question. Car toute la noirceur de l’opéra de Janáček se trouve déjà dans sa musique, que des échos de folklore morave ou de musique religieuse viennent souligner par contraste, jusqu’à ce que, dans les toutes dernières mesures de la partition, une fanfare de cuivres éclatante laisse enfin l’amour proclamer sa puissance rédemptrice.
Mais le metteur en scène tient à ajouter sa touche personnelle de sordide à l’histoire, tirant du même coup un trait sur toute la poésie et le mystère de l’œuvre – les exemples les plus flagrants étant la décision de représenter sur scène le meurtre de l’enfant, quand le livret le situe in absentia ; et le climax final où Jenufa et Laca, loin de s’étreindre, transfigurés par l’amour, s’affairent chacun devant une machine à coudre (sic)…
Dénué de toute poésie, aussi, le décor. Les personnages évoluent dans une sorte d’usine de textile ou de friperie Emmaüs (ça n’est pas clair – sans doute Bieito a-t-il estimé que le moulin où se déroule l’action n’était pas assez glauque pour sa vision), se vautrent sur des tas de vêtements, miment des copulations sur des matelas crades, jouent au ping-pong la clope au bec, couvrent les murs de tags, picolent, ricanent, éructent au point de couvrir parfois l’orchestre… Le tout dans des éclairages blafards de néon filtrés par l’inévitable fumée soufflée de tous côtés. Bref, la transposition « moderne » de l’opéra remâche à l’infini ses propres clichés, la « réactualisation » ne produit déjà plus qu’une imagerie poussiéreuse…
Surgissant de cette laideur généralisée, que les deux actes suivants n’atténueront guère, le miracle de la soirée aura été d’entendre dans toute sa beauté, sa cruauté, sa tendresse, sa naïveté, la musique de Janáček. Et, de mémoire d’oreille, il faut remonter à De la maison des morts du tandem Boulez-Chéreau à Aix pour la trouver aussi bien servie sur une scène française. L’Orchestre de l’Opéra de Rouen-Normandie et son chef Antony Hermus révèlent une familiarité insoupçonnée avec l’idiome janacekien, sa rythmique calquée au plus près des inflexions de la langue tchèque, la verdeur de ses bois, la rutilance de ses fanfares, ses ostinatos funestes de cordes donnant à entendre l’implacable progression de la tragédie. Le chœur Accentus dévoile la même aisance séduisante. Quant au quatuor vocal, il impressionne, convainc, bouleverse. Légèrement en-deçà de ses partenaires, le ténor Dovlet Nurgeldiyev compense un ambitus serré par une solide présence scénique – son Steva est parfait de hâblerie veule. L’Américain Kyle van Schnoonhoven déploie une vocalité plus ample, plus riche comme l’est le personnage de Laca, pris dans un maelström d’émotions contradictoires – un ténor taillé pour incarner Peter Grimes. La terrifiante Kostelnicka de la mezzo anglaise Christine Rice monte en intensité vocale au fil des actes, d’une déchirante humanité au moment du pardon de Jenufa mais glaçante quand, quelques scènes plus tôt, elle mimait frénétiquement le geste de laver ses mains du sang du crime. Enfin, dans le rôle-titre, la Galloise d’origine ukrainienne Natalya Romaniw se couvre simplement de gloire. Son timbre capable de subtiles nuances de couleur et d’expression part de graves chaleureusement charpentés pour s’élever vers les cimes d’aigus pleins, tenus, purs, qui font de sa prière à l’acte II un sommet de chant insurpassable. Le frisson jusqu’aux larmes : c’est ce que l’on veut retenir de cette soirée musicale exceptionnelle. N’en déplaise aux néons, aux tags et aux machines à coudre…
Jenůfa Buryja Natalya Romaniw
Kostelnička Buryjovka Christine Rice
Laca Klemeň Kyle van Schoonhoven
Števa Buryja Dovlet Nurgeldiyev
Stařenka Buryjovka Doris Lamprecht
Stárek Yoann Dubruque
Le maire du village Victor Sicard
La femme du maire Aline Martin
Karolka Séraphine Cotrez
Pastuchyňa Lise Nougier
Barena Yete Queiroz
Jano Clara Guillon
Mise en scène Calixto Bieito
Reprise de la mise en scène Nina Dudek
Scénographie Susanne Gschwender, d’après des esquisses de Gideon Davey
Costumes Ingo Krügler
Lumières Reinhard Traub
Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie, direction : Antony Hermus
Chœur accentus / Opéra de Rouen Normandie, direction : Lukáš Vasilek
Jenůfa (1904)
Leoš Janáček (1854-1928)
Opéra en trois actes. Livret du compositeur, adapté de la pièce Její pastorkyňa de Gabriela Preissová (1890)
Créé au Théâtre national de Brno le 21 janvier 1904
Production du Staatsoper Stuttgart (2007)
Opéra de Rouen – Normandie, représentation du lundi 26 octobre 2020, 20h00