Une redécouverte majeure à Liège !
C’est peut-être le sens du drame que l’on apprécie avant tout dans Hulda, et l’on se dit que, faute d’avoir donné à César Franck la possibilité d’exprimer son talent dans le registre scénique, l’histoire de la musique est possiblement passée à côté d’un compositeur d’opéra important…
Une œuvre rare
La rarissime Hulda de César Franck, sera donnée ce mardi 17 mai à Namur, puis le 1er juin à Paris; il est cependant normal que ce soit la ville natale du compositeur qui ait eu la primeur de cette redécouverte : c’est donc dans la superbe Salle Philharmonique de Liège qu’a eu lieu avant-hier dimanche 15 mai la première des trois exécutions de cet opéra en quatre actes et un épilogue, proposées par l’Orchestre Philharmonique Royal de Liège (en partenariat avec l’Opéra Royal de Wallonie-Liège, le Théâtre des Champs-Élysées, CAV&MA – Namur Concert Hall et le Palazzetto Bru-Zane).
© Première Loge
La redécouverte est moins « absolue » que pour d’autres opus récemment remis à l’honneur : certes, l’œuvre ne fut jamais jouée du vivant de Franck et ne fut créée qu’en 1894 à l’Opéra de Monte-Carlo, défigurée par d’importantes coupures. Elle fit cependant l’objet de quelques (rares) reprises, en version de concert (à Londres en 1994) ou en version scénique (à Freiburg-im-Breisgau en 2019 – une production dirigée par Frédéric Bollon ayant fait l’objet d’un CD paru chez Naxos en octobre 2021). L’opéra n’en demeure pas moins assez oublié et superbement ignoré de tous les théâtres lyriques. Les raisons de cet oubli ? Alexandre Dratwicki évoque la responsabilité des élèves de Franck, soucieux de se réserver « la gloire d’incarner le renouveau lyrique de la scène française ». Peut-être aussi César Franck, unanimement reconnu pour sa musique orchestrale, sa musique de chambre, sa musique religieuse, n’était-il a priori pas « crédible » en tant que compositeur de musique dramatique, y compris par ses contemporains, l’œuvre ayant été refusée successivement par l’Opéra de Paris, l’Opéra-Comique et la Monnaie de Bruxelles. Et pourtant…
…la surprise est de taille, et l’on se dit que l’œuvre mérite absolument d’être de nouveau reproposée aux amateurs d’opéras, tant son efficacité, dramatique et musicale, paraît évidente à l’écoute du concert liégeois. Le livret (signé Charles Grandmougin) est inspiré de Halte-Hulda, un drame historique de Bjørnstjerne Bjørnson, paru en 1858 (soit la même année que le drame historique d’Henrik Ibsen, Les Guerriers à Helgeland). Il évoque une sombre histoire de vengeance ourdie par l’héroïne éponyme contre le clan Aslak, responsable du massacre de sa famille, puis contre son amant Eiolf qui, un moment séduit par l’héroïne, préférera in fine revenir à ses premières amours, c’est-à-dire à la douce Swanhilde. Si le profil psychologique de l’héroïne est finalement moyennement intéressant sur un plan dramatique (Hulda renonce à la mission qui l’habitait – massacrer la famille responsable de la disparition des siens – pour faire assassiner un homme qui lui préfère une autre femme…), la musique de Franck pare le personnage d’une humanité et d’une émotion de tous les instants, et le livret « avance » efficacement, ménageant des scènes de foule, des scènes intimes, des moments de suspense, d’affrontement, de désespoir : bref, tout ce qui fait un bon livret d’opéra !
Superbe partition !
Mais c’est surtout l’extrême qualité de la partition qui surprend. Dès l’introduction, qui distille une mélancolie noire et dont le rythme lancinant pose un cadre grave et nocturne qui sera celui de (presque) tout l’opéra, l’auditeur est saisi d’une émotion qui ne le quittera guère. Non que l’œuvre soit uniformément noire (le compositeur fait habilement alterner les scènes grandioses et les tableaux intimes, les monologues lyriques et les duos d’amour, les moments de forte tension dramatique et les parenthèses plus ou moins apaisées), mais la couleur générale de l’œuvre (un sinistre drame sans issue heureuse possible) s’impose dès les premières scènes, et le livret comme la partition semblent conduire inéluctablement les personnages comme les spectateurs vers l’issue fatale de l’intrigue : le suicide de Hulda qui, poursuivie par la foule comme Tosca par les sbires de Scarpia, se jette dans un fjord.
On admire bien sûr dans cette partition la maîtrise des modulations, la splendide orchestration, l’art de poser le cadre en quelques mesures (outre la très belle introduction du premier acte, citons celle, puissamment évocatrice, de l’acte III, ou les premières mesures éclatantes de l’acte IV qui plongent instantanément le spectateur dans la pompe d’une cérémonie royale), mais aussi une inspiration mélodique constante et très personnelle. Les chœurs sont souvent éblouissants (ils sont dans tous les cas très variés, de la parenthèse apaisée du chœur du second acte « C’est un double hyménée » au chœur flamboyant et rugueux « Sur nos vieux monts et sur les eaux », de la déploration grandiose « Tu t’en vas pour l’éternité » à la pompe de la première scène de l’acte IV). Enfin, les deux duos d’amour sont absolument superbes. Le premier notamment, entre Hulda et Eiolf, sans que jamais Franck emprunte explicitement quoi que ce soit à Wagner, évoque irrésistiblement celui de Tristan et Iseult, par l’ambiance nocturne et mortifère dans laquelle la musique se déploie (le « Divine extase où nos yeux éblouis » pourrait être le pendant de « O sink hernieder, Nacht der Liebe » !), par le lyrisme tout à la fois fiévreux et langoureux des lignes mélodiques, ou encore l’interruption brutale du duo par le surgissement d’un personnage masculin (Mark chez Wagner, Arne chez Franck: dans les deux cas, une voix de basse…) Mais c’est peut-être le sens du drame que l’on apprécie avant tout dans Hulda, et l’on se dit que, faute d’avoir donné à César Franck la possibilité d’exprimer son talent dans le registre scénique, l’histoire de la musique est possiblement passée à côté d’un compositeur d’opéra important…
Une distribution soignée jusqu’aux plus petits rôles
La réputation du Chœur de Chambre de Namur, impeccable de présence et de précision, n’est plus à faire, ni celle de l’Orchestre Philharmonique Royal de Liège : c’est peu de dire que les musiciens, sous la direction habitée de Gergely Madaras (laissant s’exprimer, quand nécessaire, toute la violence de la musique sans jamais tomber dans quelque excès que ce soit ni ruiner la teneur poétique de l’ouvrage), se sont montrés à la hauteur de cette partition exigeante et ont rendu justice à l’orchestration chatoyante et puissamment évocatrice du musicien.
Le concert devant faire l’objet d’une captation discographique, la distribution a été soignée jusque dans les plus petits rôles. Jugez plutôt : Marie Gautrot, Ludivine Gombert, Christian Helmer, Artavazd Sargsyan, François Rougier, Sébastien Droy, Guilhem Worms, Matthieu Toulouse n’ont que quelques répliques à chanter, mais ils le font avec tout le talent qu’on leur connaît et parviennent même à donner vie et épaisseur à ce qui, surtout en version de concert, pourrait n’être que de simples silhouettes.
D’autres personnages, tout en restant secondaires, bénéficient de scènes plus importantes. Marie Karall fait ainsi valoir son timbre prenant dans le rôle de la mère de Hulda. Matthieu Lécroart prête sa voix sombre et sa diction comme toujours très claire à Gudleik, le mari (éphémère) de l’héroïne. Le choix de Judith van Wanroij est heureux pour incarner Swanhilde (la rivale de Hulda), en ceci que sa voix, moins pulpeuse, plus légère – mais très efficacement projetée – que celle de l’héroïne, s’en distingue très efficacement. La soprano chante par ailleurs, comme à son habitude, un français très compréhensible. Quant à Véronique Gens, elle incarne une reine tout à la fois tourmentée, émouvante, et éminemment noble.
Restent les deux rôles principaux, particulièrement éprouvants. Edgaras Montvidas est un Eiolf à la fois héroïque et touchant : la voix du ténor se projette avec aisance et garde une qualité égale sur l’ensemble de la tessiture. Habitué aux rôles français, il se montre lui aussi tout à fait compréhensible. Enfin, dans le rôle-titre, Jennifer Holloway triomphe. La voix, aux couleurs très personnelles, couvre avec aisance tout l’ambitus du rôle. Puissante, elle est aussi capable de belles nuances, toujours mises au service de l’émotion. Mais c’est surtout l’implication dans le rôle qui impressionne : l’investissement vocal est total – et trouve un prolongement dans une physionomie très expressive, la chanteuse semblant plus d’une fois regretter de ne pouvoir jouer davantage son rôle. Une performance qui sera accueillie aux saluts par une salle debout.
Namurois et Parisiens, ne manquez pas les reprises de ce superbe concert, mardi 17 mai au Grand Manège, mercredi 1er juin au Théâtre des Champs-Élysées !
Hulda : Jennifer Holloway
Gudrun : Véronique Gens
Swanhilde : Judith van Wanroij
La Mère de Hulda : Marie Karall
Halgerde : Marie Gautrot
Thordis : Ludivine Gombert
Eiolf : Edgaras Montvidas
Gudleik : Matthieu Lécroart
Aslak : Christian Helmer
Eyrick : Artavazd Sargsyan
Gunnard : François Rougier
Eynar : Sébastien Droy
Thrond : Guilhem Worms
Arne / Un Héraut : Matthieu Toulouse
Orchestre Philharmonique Royal de Liège, choeur de chambre de Namur, dir. Gergely Madaras
Hulda
Opéra en 4 actes et un épilogue de César Franck, livret de Charles Grandmougin (d’après Halte-Hulda de Bjørnstjerne Bjørnson), créé dans une version abrégée et remaniée en 3 actes le 8 mars 1894 à l’Opéra de Monte-Carlo.
Concert du dimanche 15 mai 2022, Salle Philharmonique de Liège.